Avez-vous passé une partie de l’été dans une station balnéaire turque? Séjourné trois jours à Barcelone? Visité le palais de Versailles? Vous êtes-vous pris en photo devant la Tour Eiffel ou sur les Champs Élysées? Avez-vous mangé dans un restaurant qui dispose d’un menu en plusieurs langues? Avez-vous ramené un porte-clef à votre famille? Un drapeau? Un t-shirt à la gloire d’une ville? Pire: une boule à neige? Alors, comme moi, vous entrez dans la catégorie peu ragoûtante des touristes de masse.
Les autres chroniques de Quentin Mouron
Nous sommes coupables, au choix: de la dévastation des écosystèmes, de l’augmentation des loyers, du dérèglement climatique, de l’ensemble des crises sociales, de la destruction du patrimoine – et il est entendu que plonger dans la fontaine de Trévise ou cracher au visage de la Joconde ne nous paraît pas excessif. Les maires italiens et espagnols s’arrachent les cheveux pour gérer notre flux, car nous ne sommes que cela: un flux, et il paraît que même certaines bourgades alémaniques, au charme pourtant terriblement discret, ne savent plus comment nous contenir.
Le touriste de masse, c’est l’autre
Pourtant, le concept de touriste de masse n’a rien d’évident, et il se soutient d’une simplification métaphysique qui ressemble à de la violence: à partir de quel moment est-on arraché à notre destin individuel pour devenir une masse? Est-ce une affaire de nombre? D’attitude? De lieu? À moins que, comme souvent, ce ne soit qu’une bête question de diplômes et d’argent?
Car le touriste de masse, en définitive, c’est toujours l’Autre. Celui qui ne fait pas comme nous, celui qui ne nous ressemble pas, celui qui est si différent que l’on en vient à douter qu’il ait une vie intérieure, et partant des émotions: on le soupçonne de traverser en somnambule les capitales, de ne pas goûter sincèrement les œuvres d’art, de ne chercher qu’à se faire prendre en photo, soupçons qui dégénèrent souvent en un racisme dirigé contre les Asiatiques en général et contre les Chinois en particulier.
Sur les restrictions au tourisme
Portrait du touriste snob
Contre le tourisme de masse s’est développé un tourisme plein de lui-même, satisfait, qui se fait parfois appeler «conscient», et que nous préférons appeler «snob». Le touriste snob n’irait certes pas se compromettre dans un magasin de souvenirs, ne serait pas surpris à acheter un éventail à un vendeur à la sauvette, ne serait pas aperçu patientant des heures en plein cagnard pour visiter quelque chose d’aussi trivial que le Musée du Louvre ou la Chapelle Sixtine.
Le touriste snob aime les lieux d’exceptions, hors circuits, les bouibouis familiaux, fourmillant de «locaux», qui savent forcément d’instinct ce qu’il faut manger, puisqu’il est connu que les Italiens possèdent la glande de la pizza et les Japonais le gêne du sashimi. Ils adorent gesticuler pour se faire comprendre, payer leur repas une misère, mais tout de même des produits frais, les normes d’hygiène respectées, la sécurité garantie, etc.
Le snob s’éloigne du centre, bien sûr, mais il ne va tout de même pas jusqu’à la périphérie, il reste dans ce purgatoire situé entre les hordes de touristes bourgeois venus des pays du tiers-monde et les familles pauvres venues de ces mêmes pays, ce purgatoire qui lui semble le nec plus ultra de l’authenticité, et qui contient ce qu’il se représente être l’âme d’une ville ou d’un pays.
Pas de tourisme authentique sans tourisme de masse
Or, le touriste snob, et c’est son drame, ne peut exister qu’en se démarquant de celui qu’il s’imagine être son contraire. Il ne vit que par contraste, c’est-à-dire par haine. Si, demain, les Asiatiques ne visitaient plus nos villes, si les Britanniques cessaient de rire grassement, il est probable que nos «vrais voyageurs» se révèleraient pour ce qu’ils sont: de tristes sires assoiffés de misère, affolés par l’image de pacotille qu’ils ont produite d’eux-mêmes.
Et c’est le drame de tous les soi-disant retours à l’authenticité, qu’ils prennent la forme d’un bar gentrifié à Belleville ou d’une retraite chamanique dans les Préalpes fribourgeoises: ils ne sont possibles que par contraste et, en tant que tels, ils sont souvent plus artificiels encore que l’image-repoussoir dont ils ont besoin pour exister.
Face aux ravages réels du tourisme, qu’ils soient climatiques ou sociaux, se fantasmer en explorateur du monde réel ne suffit pas, de même que d’asperger des Chinois ou des Anglais avec de l’eau, comme cela s’est vu à Barcelone cet été. Les solutions doivent être politiques, c’est-à-dire qu’elles doivent dépasser le spectre psychologique de la mauvaise humeur, pour se hisser jusqu’à des solutions globales.
Il est commode de réduire des individus à leur pure fonction de consommateurs, mais plus difficile d’articuler une véritable critique du système qui permet cette frénésie consumériste. Les peuples doivent certes décider ce qu’ils souhaitent pour leur ville, mais ils ne doivent pas oublier que la beauté est à tout le monde, et que l’histoire et la culture ne leur appartiennent pas.