J’ai écrit plusieurs chroniques à propos des massacres aveugles de l’armée israélienne à Gaza. Je dois avoir l’honnêteté d’admettre que les sionistes d’extrême-droite sont (un peu) moins susceptibles que ne le sont les écrivains vaudois lorsqu’il est passé dix-neuf heures, qu’ils attaquent leur deuxième litre de vin blanc et qu’ils tombent, éperdus, sur l’un de mes textes qui tance leur absence crépusculaire d’engagement politique, ou qui met en cause – y compris de la manière la plus courtoise – telle ou telle manifestation culturelle à laquelle ils participent.
D'autres chroniques de Quentin Mouron
Comme Israël, le milieu culturel suisse se présente comme étant en état de siège permanent, luttant âprement pour sa survie – et les artistes sont toujours des victimes a priori, réclamant un respect inconditionnel qu’ils ne se soucient pas toujours de mériter.
Les artistes en agriculteurs idéaux
C’est que l’art, dans nos contrées comme ailleurs, est trop souvent revendiqué comme «local», c’est-à-dire tirant sa valeur de la seule proximité supposée entre le producteur (le peintre, l’écrivain) et le consommateur (l’esthète, le lecteur), et toujours menacé par la concurrence déloyale venue de l’extérieur.
Selon les promoteurs de cette idéologie, il en irait des livres comme des pommes, des poireaux ou de la viande de bœuf, et les artistes seraient des espèces d’agriculteurs idéaux, qui feraient pousser difficilement quelques idées, quelques images, dans le champ infiniment ingrat de leur esprit aride: et le roman américain nous écrase, pour ne rien dire du polar scandinave et des autrices d’autofiction françaises, à qui il arrive toujours plus de malheurs qu’il n’en arrive aux productrices bien de chez nous.
Une confusion des champs
Salvatrice dans l’agriculture, une telle conception est funeste dès lors qu’elle s’applique au champ – si j’ose dire – de la création esthétique. Non que les œuvres ne soient géographiquement situées, mais parce que, si elles sont authentiques, c’est-à-dire marquées par le sérieux – que je ne confonds pas avec « l’esprit de sérieux » dont parle si admirablement Sartre – il est immanquable qu’elles se dépassent, qu’elles transcendent leur lieu. Ainsi, Jacques Chessex, dans «Un Juif» pour l’exemple, ne se limite-t-il pas au récit douloureux d’un fait divers ignoble, mais il fait signe vers toutes les ignominies à venir.
Etienne Barilier, dans son essai remarquable sur la beauté, paru récemment, excède les alentours de sa Broye d’origine pour faire briller le sourire de Béatrice sur tout le continent européen (même si Payerne contient des beautés injustement insoupçonnées, comme les cuisses de grenouille à volonté du restaurant Le Cheval Blanc). Sonia Baechler, dans son roman paru à l’automne dernier, «Mon Dieu faites que je gagne», dépasse le lieu d’une pratique restreinte du sport pour se hisser jusqu’à l’ambiguïté inhérente à toute compétition, qu’elle soit sportive ou non.
Par-delà le localisme
Mais ceux qui se gargarisent de localisme ne dépassent jamais leur lieu, leur champ; ils s’enlisent dans cette terre qu’ils revendiquent, ils y disparaissent, c’est-à-dire qu’ils se taisent, obstinément. Ils écrivent des livres ou peignent des tableaux forclos, à l’épaisseur glaiseuse – et qui salissent les mains au lieu de les brûler. Et je laisse la conclusion non pas à «l’un de nos poètes», mais à un poète, Jacques Probst, dont les «Poèmes pour Marie» viennent de paraître, aussi aux éditions Campiche (décidément!):
«Malgré moi j’avance
sur cette eau très ancienne
qui me glisse au ventre
et puis au loin
tu me vois
traînant le long du fleuve
le corps laissé libre
dans l’évanouissement du vent.»
L’évanouissement du vent. Qui est aussi le vent de Valéry, de Saint-John Perse, de Sylvia Plath. Car le vent appartient à tous les hommes et à toutes les femmes. Et aussi son évanouissement.