La chronique de Quentin Mouron
Auguste Piccard: ceci est bien une pipe, et alors?

La direction du gymnase Auguste Piccard a suspendu un enseignant au motif qu’il a produit une vidéo pornographique. Le vrai scandale de cette affaire réside dans la négation de la vie privée du professeur, s’émeut l’écrivain Quentin Mouron.
Publié: 31.05.2024 à 11:59 heures
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Dernière mise à jour: 31.05.2024 à 14:27 heures
Nous tendons à assimiler le travailleur à sa fonction, et à l’y réduire, estime notre chroniqueur Quentin Mouron.
Photo: imago images/Bildgehege
Quentin Mouron, écrivain

Alerte! Un grand vent vertueux souffle dans le Département de l’enseignement et de la formation de la jeunesse du canton de Vaud, ainsi que dans le bureau du directeur du gymnase Auguste Piccard (Lausanne), ainsi que dans les colonnes de la presse régionale. Celle-ci s’est récemment fait l’écho d’un drame moral en forme de vaudeville, et qui a pour protagoniste un professeur de gymnase soupçonné d’avoir publié des vidéos de ses ébats sexuels sur un site pour adultes

Une alerte? Un crime? Non, juste un prof qui baise

On apprend que ses étudiants auraient découvert ces vidéos au hasard de leurs explorations, qu’ils les auraient ensuite diffusées au «20 Minutes». Une alerte! Une bombe allait-elle exploser? Un crime être commis? Rappel: produire et diffuser du contenu pornographique ne constituent pas un crime, pour autant que les participants soient majeurs et consentants. Précision: les vidéos diffusées par l’enseignant incriminé respectent strictement le cadre légal et n’ont pas le moindre lien avec son travail, puisque ce sont des étudiants qui les ont consultées sur un site spécialisé, et non l’intéressé qui les a mis à leur disposition. Scolie: si des mineurs ont été exposés à des contenus pornographiques, ils l’ont été du fait d’autres étudiants. Conclusion: le professeur en question n’a violé aucune loi. 

Mais tout de même, comme l’écrit le journaliste de «20 Minutes»: une alerte! La direction alertée s’est donc emparée de l’affaire, a rédigé un communiqué à l’adresse des collaboratrices et collaborateurs: ciel, un enseignant baise en dehors de ses heures de classe! Et il se filme! N’a-t-il pas des corrections à terminer? Ne devrait-il pas plutôt dégorger son encre rouge? Préparer quelque «séquence pédagogique», comme on dit dans le jargon? Peut-être une sortie vaguement éducative, vaguement édifiante (j’imagine assez des professeurs de géographie hanter le musée du Fer de Vallorbe ou les Salines de Bex, qui avec une bouteille de Vivi Kola à la main, qui avec des Birkenstock aux pieds). Tout vaudrait mieux que d’avoir des rapports sexuels, qui plus est non génésiques, comme on disait au dix-neuvième siècle, peut-être même sodomiques, et filmés par-dessus le marché! Alerte! 

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«On sent bien que ce devoir d’exemplarité, qui emprunte le masque toujours un peu grimaçant de la vertu, n’a de sens que sur l’horizon de l’hypocrisie bourgeoise»
Quentin Mouron, écrivain
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«Devoir d’exemplarité du corps enseignant»

La direction ne peut en appeler à la loi... Mais elle évoque le «devoir d’exemplarité du corps enseignant» pour justifier la mise à pied du professeur. On sent bien que ce devoir d’exemplarité, qui emprunte le masque toujours un peu grimaçant de la vertu, n’a de sens que sur l’horizon de l’hypocrisie bourgeoise, qui n’a pas beaucoup changé depuis l’époque où les notables, après une journée passée à voter des lois répressives contre la prostitution dans leur cité, allaient se détendre au bordel de la ville voisine. Car ce qui dérange certains étudiants et, sans doute, certains enseignants, ce n’est pas le contenu pornographique en soi, qui est après tout ce qu’il y a de plus banal, mais bien que celui qui les a produits soit un «des leurs», violant ainsi une règle implicite de la bonne société, qui veut que le sexe vienne toujours d’ailleurs – de chez les pauvres, de chez les marginaux, d’un autre pays, d’un autre continent.

Je n’ignore pas la situation délicate dans laquelle se trouve le directeur du gymnase Auguste Piccard. Il doit légitimement répondre aux étudiants, aux enseignants et, surtout, aux parents (et ce même quand les élèves sont des adultes). Or, des «associations de parents» se sont assez récemment illustrées en Belgique par l’incendie d’écoles suspectées de donner des leçons d’éducation sexuelle. À Zurich, un professeur gay a fini par être renvoyé sous la pression vociférante et échevelée d’un groupuscule parental regroupant des fanatiques de plusieurs obédiences (le dialogue interreligieux fonctionne toujours quand il s’agit de «casser du pédé»). 

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«Plus fondamentalement encore, c’est-à-dire plus proche de la moelle de nos représentations sociales, nous tendons à assimiler le travailleur à sa fonction, et à l’y réduire»
Quentin Mouron, écrivain
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Réduire le travail à sa fonction

Plus fondamentalement encore, c’est-à-dire plus proche de la moelle de nos représentations sociales, nous tendons à assimiler le travailleur à sa fonction, et à l’y réduire. Quand il ne s’y réduit pas de lui-même, quand il a l’outrecuidance d’avoir une vie privée, ou peut-être un engagement militant, ou encore une passion dévorante, et même pourquoi pas un vice, voire une vocation artistique, il subit les mille et unes petites avanies par lesquels un patron – et plus encore quand ce patron, c’est l’État – lui fait savoir qu’il méprise ce surplus de vie par lequel son employé lui échappe. Le désir, la chair, la vie sont ainsi résorbés dans la trame quasi séraphique de la fonction. 

Sous réserve de développements ultérieurs qui attesteraient d’une éventuelle méconduite réelle de l’enseignant – ce nous conduirait naturellement à réviser notre jugement – nous invitons le directeur d’Auguste Piccard à ne pas sacrifier un travailleur sur l’autel de la vertu de pacotille et à distinguer entre l’acte, légal, de produire de la pornographie et celui, illégal, de la diffuser auprès de mineurs. Et, enfin, nous l’invitons à reconnaître que les fonctionnaires sont toujours plus que leur fonction, les travailleurs plus que leur travail, même en régime capitaliste, même en terre protestante. 

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