Ah, la Saint-Valentin! C'est l'occasion de constater une nouvelle fois qu'on fait de moins en moins l'amour dans notre coin du monde. Une récente étude française confirme le sondage de Blick, réalisé en collaboration avec M.I.S Trend en 2023: la fréquence des rapports est en nette baisse par rapport aux années 2000.
La libido des 18-24 ans semble particulièrement en berne. Dans l'Hexagone, un quart déclare ne pas avoir couché durant l'année écoulée. Que se passe-t-il?
Plusieurs hypothèses se bousculent. Les jeunes évoluent dans un monde très anxiogène et restent plus longtemps chez leurs parents. Le mouvement #metoo est passé par là: on vise la qualité plutôt que la quantité. Et l'injonction au sexe et à la performance disparaît peu à peu, constate notamment Aline Alzetta-Tatone, sexologue romande.
On appelle la jeune génération, la génération «no sex». En 2024, l'amour est mort?
Non, l'amour se redessine et devient plus égalitaire, beaucoup plus juste. Les relations hétérosexuelles tendent à moins se définir à travers la hiérarchie traditionnelle, avec l'homme qui domine la femme soumise. Et les hommes bénéficient aussi des conséquences positives des luttes féministes.
Ah oui?
Dans mes consultations de couple, je vois beaucoup d'hommes qui souffrent de l'injonction à la performance sexuelle, et donc du patriarcat. Dans les années 1990 et 2000, cette injonction était partout: sur les plateaux télé, dans les films. Aujourd'hui, ils se rendent compte qu'ils n'ont pas besoin d'être des machines, qu'une relation sexuelle ne veut pas toujours dire pénétration, qu'ils restent des hommes quoi qu'il advienne.
Les jeunes couchent moins. Pourquoi?
Je pense que les moins de 30 ans ont une sexualité plus consciente, plus libérée aussi, avec plus d'aventures homosexuelles, avec le BDSM qui se démocratise. Cette génération se pose plus de questions sur ce dont elle a envie, quelles pratiques, est moins dans un esprit de consommation, plus en quête de sens. Je constate que les jeunes ont moins de relations sexuelles aujourd'hui parce que leurs vies sont beaucoup plus stressantes.
Et le stress est le pire ennemi du sexe.
L'humain n'est pas fait pour travailler 42 heures par semaine derrière un bureau, avec seulement deux jours de congé. Et puis, aujourd'hui, il y a aussi pléthores d'activités: les hommes et les femmes peuvent s'épanouir dans une vie professionnelle, sociale, dans le sport. Résultat, le temps à consacrer au sexe — qui n'est plus considéré comme un dû — est plus restreint qu'avant.
Quid de Netflix ou du porno, souvent pointés du doigt?
Je pense qu'il ne faut pas donner trop d'importance à ces éléments extérieurs. Il y a des corrélations, mais pas des liens de causalité. La consommation de porno, par exemple, ne peut pas remplacer le besoin d'affection, que nous cherchons dans nos relations.
Est-il plus difficile de rencontrer sa personne aujourd'hui?
Oui. Paradoxalement, Tinder a rendu l'accès à l'amour plus compliqué. Sur les applications et les sites de rencontres, on peut chercher des partenaires selon des critères prédéfinis, de manière arbitraire. Par conséquent, il y a des choses qui nous auraient peut-être plu chez une personne dans la vraie vie, qu'on ne voit pas. Et puis, vient le moment où on idéalise la personne qu'on a vue en photo, on projette nos idéaux sur elle alors qu'on ne l'a jamais rencontrée. Et quand la réalité ne correspond pas à ce fantasme, ça devient compliqué.
Les moins de 30 ans osent moins se rencontrer dans la vraie vie?
Oui. Je vous donne un exemple. J'ai des patientes, de 20-25 ans, qui vont à la salle de sport. Elles y rencontrent un mec qui leur plait. Que font-elles ensuite? Elles se dépêchent de rentrer chez elles pour lui parler sur Instagram. Je ne comprends pas encore tout à fait pourquoi. J'encourage les personnes que je suis à faire des activités en lien avec leurs intérêts au sein d'associations ou à faire du bénévolat dans les festivals. Les chances de rencontrer quelqu'un qui partage nos intérêts est plus grande et la sélection se fait de manière plus naturelle, plus instinctive qu'en ligne.
Dans les milieux de droite conservatrice, on s'évertue à soutenir que les jeunes font moins l'amour à cause du féminisme, de #metoo, du consentement, parce que les garçons auraient désormais soi-disant peur d'approcher les filles. Est-ce que ce genre de discours a un quelconque lien avec la réalité?
Ce genre de discours me choque. Si on a peur d'aborder une femme ou d'outrepasser le consentement, c'est qu'on n'a pas la conscience tranquille. C'est aussi qu'on ne sait pas les meurtrissures que le viol peut créer. Je n'ai jamais entendu ce genre de discours dans la bouche des jeunes qui viennent me voir. Je m’interroge: comment le plaisir peut-il être profond et authentique lorsqu’on ne sait pas si son ou sa partenaire est dans le même mood, puisqu’on ne lui a pas demandé son avis?
Peut-être faudrait-il rappeler que le consentement, ça peut être sexy!
Oui. C'est une question de communication. On a d'ailleurs tout intérêt à parler de ce qu'on aime ou non en amont, parce qu'il est plus difficile de le faire pendant l'acte. Cette discussion peut être érotique: dire à l'autre ce qu'on aimerait qu'il ou elle nous fasse au restaurant avant de rentrer, c'est excitant. On peut aussi définir comment on va se dire les choses durant la relation sexuelle. Est-ce qu'on va les verbaliser, est-ce qu'on va prendre la main de l'autre et la poser à un endroit pour faire passer un message?
Comment rassurer les hommes qui ont sincèrement peur de draguer aujourd'hui, qui n'ont plus envie d'être des gros lourds?
D'abord, il faut apprendre à accepter qu'un «non» est un «non». Et puis, on peut formuler les choses sous forme de questions plutôt que de phrases à l'impératif. Est-ce qu'on peut discuter? Est-ce que je peux te payer un verre? Aborder une personne en ayant une réelle envie de la connaitre, sans la voir comme une potentielle conquête sexuelle peut être intéressant aussi.
Qu'est-ce qui a changé entre 1974 et 2024?
Mai 68 et Woodstock ont été synonymes de libération sexuelle pour les femmes, qui ont soudain pu accéder au plaisir sans avoir peur de tomber enceinte, grâce à la pilule. Mais cette libération sexuelle ne s'est pas faite contre le patriarcat, ou pour les droits des femmes. La jeune génération de 2024 est plus consciente des dynamiques d'oppression en place.
Mais une génération n'est jamais monolithique. Plusieurs études montrent que les jeunes hommes sont de plus en plus conservateurs alors que les jeunes femmes sont de plus en plus progressistes. Dans le même temps, l'orientation politique gagne aussi en importance dans le choix d'un ou d'une partenaire...
Aujourd'hui, les questions politiques et sociétales sont tellement liées à qui l'on est, qu'il est difficile d'imaginer partager sa vie avec quelqu'un dont les idées sont à l'opposé des nôtres.
Selon un sondage français, la culture du viol est en baisse, mais toujours bien ancrée, même chez les 18-24 ans. C'est paradoxal, non?
Pas forcément. Cette génération doit trouver sa voie et ce n'est pas évident. D'un côté, c'est la génération qui déconstruit les mécanismes du patriarcat. De l'autre, c'est la génération qui a le plus accès à la pornographie mainstream violente.