Une scène se répète, année après année: lors d’un jour dédié, des familles modestes se ruent dans des enseignes discount et font main basse sur des pots de pâte à tartiner de la marque Nutella. Chacun essaie de s’emparer du plus grand nombre de pots possibles, tandis que des insultes fusent, que des bousculades éclatent, parfois l’on échange des coups, un pot se brise, on glisse, on se rattrape aux gens, on se fait piétiner, on pleure de rage ou de honte, des vigiles interviennent, parfois la police, etc., ces scènes sont filmées, postées sur les réseaux sociaux et reprises par la presse.
Les bonnes âmes sont alors remuées dans leurs idées humanistes, dans leurs élans charitables: quoi, disent-ils, ce ne seraient que cela les Nécessiteux, les Pauvres, ces prochains que l’on veut tant aider, mais qui s’aident si peu, qui se nourrissent si mal, qui empoisonnent leurs gosses, qui déforestent le globe avec leur huile de palme (Pauvre, définition: individu assoiffé d’huile de palme et vêtu de couleurs criardes). Ce ne sont certes pas les bonnes âmes que l’on irait surprendre dans des lieux surpeuplés où s’expriment avant tout le ventre et la pulsion, où l’homme s’approche si dangereusement de l’animal, où il nie si peu sa race.
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Une frénésie qui transcende les classes
Les âmes ou, pour les incarner un peu, les classes moyennes supérieures de centre-gauche, n’ignorent pourtant pas les fureurs mercantiles, les promotions vertigineuses et le Black Friday, mais elles le pratiquent furtivement, sur internet, dans l’isolement de leur chambre à coucher. Elles vont à la consommation comme jadis les notables allaient au bordel: à la tombée de la nuit et par la porte de derrière.
N’était-ce pourtant pas une frénésie parente qui a récemment saisi des milliers de Suisses et de Suissesses, massés dans la file d’attente numérique de la billetterie du Paléo Festival? N’est-ce pas pourtant un mouvement de même nature qui a permis aux 200'000 billets du festival d’être enlevés en 21 minutes? Ces gens ne travaillent-ils pas? N’ont-ils pas des enfants à élever? Toucheraient-ils indûment des allocations? Ont-ils médité sur leur bilan carbone avec assez de profondeur? Et quid de l’impact de Gims ou de Christophe Maé sur l’écosystème? Et les Accords de Paris, ils s’en font péter le pot? Et la santé auditive, vous y pensez?
Pas de jugement, pas de procès expéditifs sur les réseaux: tout le monde est ravi, le porte-parole du festival déclare être sous le choc, et les médias s’accordent à penser que le fleuron de la culture suisse a fait une belle moisson cette année, le succès ne se dément pas, on enverra nos journalistes d’élite se démonter la gueule pendant toute une semaine aux frais de la princesse, ils se filmeront en train de manger des mezzes ou de pisser sous eux, etc.
Une attaque réglée contre les pauvres
C’est que la surconsommation, la frénésie, l’empoignade, tout cela est légitime dès lors qu’il s’agit de culture et de divertissement, mais jamais quand il s’agit de nourriture grasse ou de tourisme de masse, les deux repoussoirs absolus des bonnes âmes toujours avides « d’alternatives moins riches » et d’adresses « fréquentées par des locaux ». Contrairement aux pauvres qui s’étripent pour un kilo de pâte à tartiner, ceux qui mettent en scène la tragédie de l’attente devant leur ordinateur sont sanctifiés par la noblesse de leur dessein (acte I: la connexion au site; acte II: le rafraîchissement sans cesse recommencé de la page; acte III: la victoire finale, gagnée de haute lutte).
À la fin, bien sûr, il y aura tout de même la foule, les remous avinés, le potlach de nourritures du monde. Mais, loin d’être une lutte, un festival est une réconciliation, on s’y retrouve en famille, sous la surveillance bienveillante de policiers en civils, de médiateurs culturels, d’asso’ spécialisées dans le monde de la nuit et de l’évènementiel, les conflits sont désamorcés d’avance, le plaisir est placé sous le signe de la prévention.
Qu’on est loin d’une succursale Lidl, d’un Hyper-U, d’un Denner de quartier, les festivaliers sont tendres, ils puent certes un peu, ils imitent les marginaux, ils se défrisent façon « Lumpenproletariat », mais ils rentrent finalement au bercail le dimanche soir, à Morges, à Saint-Prex, épuisés, tremblant de MDMA, les yeux immenses, ravis, éperdus, ils ne retournent pas à la nuit sans fin de la pauvreté et de la disette, et de l’humiliation, et du soupçon – ce soupçon implacable qui se pare toujours des attributs moraux de la lutte contre la surconsommation et qui n’est, en définitive, qu’une attaque réglée contre les pauvres.