Il y a quelques jours, Blick rendait compte d’une chronique radiophonique de l’humoriste Thomas Wiesel à propos de Roger Federer et sa carrière post-sportive, scandée de tripotages doubaïotes et de foucades entrepreneuriales. C’en était trop pour les auditeurs de la RTS comme pour certains lecteurs de Blick.
Les commentaires n’ont pas manqué de fuser. On a retrouvé l’arsenal habituel des ennemis des humoristes en général et de Wiesel en particulier: pas drôle, ce n’est pas de l’humour, moi j’appelle ça de la politique, suppôt du PS, rendez-nous Coluche, rendez-nous Desproges, on peut rire de tout sauf de Roger, etc.
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Vous êtes jaloux!
Selon les commentateurs, Wiesel serait jaloux de Federer. Et c’est possédé par cette jalousie maladive qu’il aurait écrit sa chronique. C’est un procédé connu et éprouvé, celui qui consiste à réduire le comique au politique, puis le politique au psychologique, voire au physiologique. J’en ai moi-même fait les frais, après une chronique pour «Le Matin Dimanche», où je moquais le proverbial quiétisme des écrivains romands en matière d’engagement politique et leur silence assourdissant à propos des massacres à Gaza. Certains confrères m’ont écrit que j’étais sans aucun doute très jaloux, frustré, et haineux, à moins que je n'aie agi par intérêt et peut-être même que je bande mou – tout est mieux que d’imaginer que je puisse avoir effectivement raison.
Vous vous opposez à notre nouvelle combine? Jalousie! La déforestation que nous provoquons vous émeut? Jalousie! Vous nous reprochez la manière dont nous traitons nos employés? Jalousie! Vous nous accusez de ne pas payer le juste prix aux paysans? Jalousie! Car pour les défenseurs de l’ordre établi, dont font partie certains commentateurs de Blick ou de la RTS, ceux qui plaident en faveur d’une meilleure redistribution ou qui s’élèvent, même timidement, contre tel ou tel aspect du capitalisme le plus sauvage, ne peuvent avoir que deux visages: soit ils sont eux-mêmes riches et ce sont des hypocrites, soit ils sont pauvres et ce sont des envieux.
Protéger l'ordre capitaliste à tout prix
C’est également en termes de psychologie que l’on entend traiter de conflits géopolitiques ou d’enjeux internationaux. J’ai récemment lu un article qui évoquait la situation de pénurie d’énergie et de nourriture à Cuba. Selon le journaliste, le président cubain ferait preuve de «frénésie», et c’est bien entendu la frénésie du président qui serait responsable de la situation, et peut-être même sa haine ou sa jalousie – pour ne rien dire de sa vigueur sexuelle – et pas le blocus illégal imposé par les Etats-Unis d’Amérique à ce petit état caraïbéen, déjà durement frappé par la crise du Covid. On pourrait sans doute également expliquer le Hamas en termes d’hémorroïdes, l’invasion russe par un mélange de bouffées délirantes et de priapisme insistant, la guerre civile au Soudan par des chancres.
Naturellement, je pourrais rendre les coups avec les mêmes armes: et si ceux qui utilisaient ces arguments avaient en fait un profond désir de soumission? S’ils mouraient de désir à l’idée d’être pénétrés par Roger Federer sur un court de tennis? Léchés intégralement par Bernard Arnault? Fistés par Elon Musk? Et s’ils étaient, tout simplement, jaloux de Thomas Wiesel dont le succès ne se dément pas, après une déjà longue carrière? Mais ce serait une solution de facilité. Ce serait faire comme eux, c’est-à-dire s’interdire de penser, s’interdire de critiquer. Car ce qui se cache derrière le réductionnisme psychologique, ce n’est pas un appétit, un sentiment – ce serait commettre ce que nous dénonçons – non, ce qui se cache derrière ce procédé est une conviction profonde, forte: la conviction que l’ordre capitaliste est sain et doit être protégé à tout prix.