Le premier avril, les médias jouent volontiers le jeu de la fausse nouvelle. Celle-ci est présentée sous la forme d’un article réel et jeté à la pâture des candides des réseaux, toujours prompts à s’emporter, qui contre le déboulonnage de la statue de Freddy Mercury, qui contre la création d’un potager participatif dans une gare. Le pari des rédacteurs de ces fausses nouvelles, est qu’elles seront décelables par une lecture attentive - elles doivent toujours être excessives -, mais qu’une minorité plus naïve, peut-être simplement moins réveillée, s’y laissera prendre - elles doivent être quasi vraisemblables.
D'autres chroniques de Quentin Mouron
La réalité en excès par rapport à la fiction
Or, c’est un signe important de l’époque que ces fausses nouvelles soient de plus en plus crédibles, de plus en plus difficiles à déceler. Prenons le potager: n’est-ce pas vraisemblable qu’une municipalité rose-verte, que ses détracteurs qualifient volontiers de bobo, propose une telle installation? Après tout, Lausanne a connu des poubelles qui rotent et des terrasses en palettes de chantier. Pourquoi pas un potager? A contrario, les journaux de tout le pays ont annoncé le plus sérieusement du monde que, dans un pays industrialisé, dans l’une des nations les plus riches du monde, il faudrait attendre 2040 pour qu’une gare soit transformée!
La réalité, en effet, semble toujours en excès par rapport à la fiction, par rapport à la blague. C’est comme si, à la faveur d’un gonflement hyperbolique constant, le faux - pour paraphraser Debord - n’était que le moment soustractif et déceptif du vrai. Si les poissons d’avril des médias nous paraissent si peu amusants, si ringards, et qu’ils ne déchaînent plus qu’une poignée d’usagers de Facebook, c’est bel et bien que le monde lui-même a des reflets de poisson d’avril gigantesque, ivre de ses propres outrances, fou de ses boursouflures.
La circulation de plus en plus rapide de l’information, le temps de moins en moins grand accordé à la relecture et à la vérification, l’appétit pour le sensationnel, pour le titre qui accroche, pour la condensation maximale, tout cela tend à produire une impression générale d’hyperbole, comme si tout était devenu plus gros, plus fou, plus insensé.
Le monde est devenu une immense blague
Mais le traitement médiatique des faits n’est pas la seule cause de cette impression. Il semble que quelque chose soit passé dans la réalité elle-même - que le fait lui-même soit atteint d’hypertrophie. Quelque chose d’aussi inouï que l’association entre le David de Michel-Ange et de la pornographie, comme cela a été récemment le cas en Floride, semble être devenu une nouvelle norme, au point que plus personne ne sourcille - sinon quelques conservateurs de musée et autres historiens de l’art, toujours prêts à faire œuvre de pédagogie. Or, précisément, l’époque me parait se caractériser par la manière dont elle transforme l’inouï en norme, en habitude.
Dans ces conditions, la blague - si souvent parente de l’exagération - est comme désamorcée d’avance, inopérante. Contrairement à ce que l’on prétend parfois, les gens n’ont pas moins d’humour qu’auparavant; c’est, tout simplement, le monde qui est devenu une immense blague. Il semble, dans ces conditions, que le métier d’humoriste soit compromis. Et quand l’un de ces éditorialistes du dimanche se demande, pour la millième fois: «peut-on rire de tout», avant d’aligner les poncifs sur la liberté d’expression qui a des limites, sur les jeunes qui ne comprennent plus le second de degré, sur les gens devenus trop sensibles, avant ces lieux communs, peut-être devraient-ils reconnaître que lorsque la blague constitue l’horizon indépassable de notre temps, pour paraphraser Sartre, l’humour lui-même ne devient lui-même rien de plus qu’une passion inutile.