Chronique de Quentin Mouron
Au Qatar, personne n'a la conscience tranquille

Notre chroniqueur satirique Quentin Mouron, écrivain, aborde cette semaine les débats autour de la Coupe du monde 2022. Selon lui, l’enthousiasme sans réserve de certains élus est obscène et les gesticulations symboliques des joueurs et des journalistes sont ridicules.
Publié: 02.12.2022 à 12:03 heures
Les joueurs européens ont mauvaise conscience. Ils ont accepté de jouer au Qatar, ils ont accepté de se faire les échos de la propagande, ils ont accepté de fermer les yeux sur la souffrance des travailleurs.
Photo: imago/Matthias Koch

L’avantage avec les élus de l’UDC, c’est qu’il n’y a même pas besoin de les corrompre. Les états autoritaires trouvent naturellement grâce à leurs yeux, surtout quand ils ne prétendent pas être socialistes. Pas besoin de valises pleines de billets. Pas besoin de chantage. Pas besoin d’avantages. Il n’est besoin que des bottes qui remplissent la nuit de leur écho, il n’est besoin que des fouets qui dessinent des arabesques dans le dos, il n’est besoin que quelques cordes pour pendre les homos.

De passage au Qatar, ils exultent, ils sont ravis, ils sont heureux. Les stades leur semblent une féerie. Chaque rue est un coin de paradis. L’un d’eux déclare: «Les Qataris sont très bien éduqués et les locaux sont très ouverts d’esprit. Nous avons vu un grand pays et il faut féliciter la FIFA pour l’organisation de cet événement.» Un grand pays et il faut féliciter tout le monde: heureusement qu’il s’agit du grand parti de ceux qui sont contre le système.

Joueurs, journalistes et conscience malheureuse

Mais cette adhésion complète, totale, presque caricaturale, n’est pas la norme. Cette grande béatitude qui est l’autre nom de la bêtise n’est pas la norme. Les joueurs européens ont mauvaise conscience. Ils ont accepté de jouer au Qatar, ils ont accepté de se faire les échos de la propagande, ils ont accepté de fermer les yeux sur la souffrance des travailleurs, ils ont accepté de fermer les yeux sur l’intolérance des autorités religieuses et policières. Mais aujourd’hui, ils ont des brûlures d’estomac. Des renvois aigres. Des sueurs légères dans le bas du dos. Et on sait comme les footballeurs sont fragiles!

Pour ne pas avoir voulu renoncer à un seul de leurs avantages réels, ils déploient une débauche de gestes symboliques: qui se tient la bouche, qui porte des lacets arc-en-ciel, qui porte une Rolex arc-en-ciel, qui se gratte la tête en tirant la langue, qui se gratte les couilles en clignant de l’œil: on dirait des mimes séniles, on dirait des clowns en descente de cocaïne. Ils sont l’incarnation grotesque de la mauvaise conscience bourgeoise.

Les journalistes non plus, n’ont pas la conscience tranquille. Aucun grand média suisse n’a boycotté la Coupe du Monde. Les articles pleuvent à cadence régulière, non seulement sur les matches eux-mêmes, mais sur tout ce qui fait le pittoresque d’une grande compétition sportive. Avec ce que cela implique d’anecdotes tendres sur la famille des joueurs, sur les us et coutumes des locaux, sur les us et coutumes des supporters.

Docteur Jekyll porte fièrement son maillot aux couleurs de la Nati. Mais Mister Hyde n’est pas d’accord. Mister Hyde écrit dans la nuit glaciale de sa mauvaise conscience des chroniques au cyanure (dont celle-ci fait partie). Il critique amèrement le Qatar, il critique amèrement la FIFA, il proteste au nom des Droits de l’homme, au nom de la Tolérance, etc. Le matin amène les articles laudateurs, le soir les articles incendiaires. Les Docteur Jekyll et Mister Hyde de la grande presse sont l’allégorie répugnante de la mauvaise conscience occidentale.

La solution est politique

Et les citoyennes ordinaires, et les citoyens ordinaires? Ils auraient préféré que cette Coupe soit organisée ailleurs, dans de meilleures conditions. Ce ne sont pas eux qui ont voté pour le Qatar. Ce ne sont pas eux qui ont pris cette décision. Ce ne sont pas eux qui ont touché un seul centime des éventuelles manœuvres de corruption. Le seul ruissellement qu’ils connaissent est celui de la bière que l’on pisse à la mi-temps. Mais ils n’entendent pas boycotter. Ils n’entendent pas se priver du plaisir qu’ils ont à regarder les matches. Et de toute façon, le peuvent-ils?

Les relais de propagande ne sont-ils pas si tentaculaires qu’ils empêchent un tel boycotte? Sur quelle île déserte faudrait-il aller pour ignorer le résultat d’un match? Même les forces de police se plient au football, en tolérant sur les routes un désordre qu’elles sanctionneraient en temps normal! Comme le fait remarquer le député François Ruffin, moins enthousiaste que nos élus de l’UDC: «Je suis hostile à ce que l’on culpabilise les spectateurs.

C’est comme avec les questions écologiques: il y a un système qui est pourri et on demande ensuite à l’individu de boycotter, de se priver, de culpabiliser.» Ni enthousiasme, ni boycott, mais la reconnaissance d’une corruption systématique dont la jugulation est un problème politique, un problème brûlant, palpitant comme un grand cœur sanglant, et qui se pose à la fois aux joueurs, aux journalistes, aux professionnels de la politique et aux simples citoyennes, aux simples citoyens.

Boycotter la Coupe du monde?

Dans le monde enchanté du capitalisme tardif, il n’y a plus que des imbéciles ou des hypocrites. L’hypocrisie est la condition imposée au citoyen-consommateur moderne. Il en va de son être de citoyen-consommateur lui-même que d’être déchiré. Il en va de son être de citoyen-consommateur lui-même que d’être une conscience malheureuse hésitant sans cesse entre deux options pareillement insatisfaisantes.

Boycotter la Coupe du monde? Les joueurs le pourraient. Mais les médias, en proie à des problèmes économiques croissants, ne le peuvent pas. Mais les citoyens, ciblés par une propagande de masse, démoralisés par la guerre et la baisse de leur pouvoir d’achat, ne le peuvent davantage.

L’hypocrisie n’est pas une qualité psychologique, c’est le produit existentiel de notre modernité économique et politique. C’est la vérité même de l’idéologie libérale. Les élus de l’UDC l’acceptent avec une gourmandise qui confine à la lubricité. D’autres la subissent. D’autres, enfin, s’appliquent à la dépasser. Le sport est éminemment politique. Comme la mauvaise conscience.

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