En Suisse, on s’ennuie le dimanche. On essaie de se divertir, on essaie d’oublier la mort: on passe des jeux de société au brunch végétalien, de la série Netflix au barbecue familial, de la messe radiodiffusée à la pornographie dure.
Nous vivons dans un pays où les citadins s’ennuient tellement le dimanche que lorsqu’ils n’encombrent pas les trains avec du matériel sportif hors de prix, ils vont visiter le musée du Fer-de-Vallorbe ou voir une exposition de chaises d’artistes à Plateforme 10.
Les mal-payés de Plateforme 10
À propos de l’exposition Chair and you, où sont proposées à la gourmandise du public des dizaines de chaises «d’artistes, d’architectes et de designers», on lit: «Devant ce corpus si riche et diversifié, et afin de rendre à chaque chaise sa propre spécificité, il a été proposé au célèbre metteur en scène américain Robert Wilson, d’imaginer une scénographie immersive et exceptionnelle, empruntée au répertoire des arts du spectacle. Par son entremise, l’exposition du Mudac se lit comme un immense opéra, en plusieurs scènes.»
Or, pour que cet «opéra» soit possible, pour que cette «scénographie immersive» soit possible, il faut des mains, et si possible petites, et si possible sales, et si possible maigres. Il faut des femmes, il faut des hommes. Il faut des travailleuses, il faut des travailleurs.
Ces derniers ne s’ennuient pas le dimanche: ils travaillent. Ils s’occupent d’accueillir les visiteurs, d’orienter les divertis, de surveiller les ébaubis - ils sont agents d’accueil ou de sécurité. Ils sont payés au lance-pierre. Leur salaire a été amputé par une décision absurde qui ne leur a pas été communiquée. Et tout le monde s’en fout. Le public de Plateforme 10 aura plutôt une larme pour les ouvriers du Qatar, c’est plus chic.
Des chaises et des hommes
Bienvenue dans un monde glaçant, où une chaise a plus de valeur qu’un homme ou une femme, où un designer vaut cent fois plus qu’un agent d’accueil ou une responsable de la sécurité. Bienvenue dans le monde où l’on tonne comme Zeus sur l’Olympe quand trois gouttes de soupe souillent la vitre d’un tableau de Van Gogh, mais où on est capable de regarder sans ciller le fourmillement paupérisé des employés qui le protègent.
Bienvenue dans le monde des concepts qui s’élèvent si haut que les mauvaises langues pourraient les soupçonner de ne prendre la direction du ciel que pour faire oublier les configurations sociales concrètes qui fourmillent sur la terre.
Esclaves silencieux
Les institutions culturelles ne sont pas transparentes, elles ne sont pas neutres. Elles ne se contentent pas de mettre en rapport l’artiste et son public. Elles se nourrissent du sang anonyme d’esclaves silencieux qu’elles vampirisent et desquels elles dépendent.
Elles ont besoin du bétail soumis, des licenciés en histoire de l’art forcés d’accepter des stages non payés, forcés d’accepter des conditions salariales indignes d’un pays développé, forcés d’accepter les éclats d’humeur de directeurs d’institutions ratés, qui confondent si souvent caractère et mauvaise humeur, qui confondent si souvent humour et lubricité.
Tout jeune diplômé en histoire de l’art ou du cinéma, tout critique en herbe, tout médiateur culturel débutant, tout passionné de sculpture, d’installation, de design, et qui cherche à agréger sa passion au monde professionnel, en a fait l’expérience. Les annonces de stages sont si odieuses qu’elles en deviennent risibles, la liste sans fin des exigences, les quelques francs symboliques que l’on se vante d’offrir comme une largesse de sultan.
L’Atelier du peintre de Courbet
On doit au dix-neuvième siècle des dizaines de grands artistes et une quantité impressionnante de chefs-d’œuvre. Parmi ceux-ci, l’Atelier du peintre (1855) de Gustave Courbet, tableau-somme, tableau-manifeste. Le peintre se montre peignant un paysage. Autour de lui, c’est le fantastique grouillement des pouilleux qui font l’art par en dessous, autour de lui, c'est la fange électrique des modèles phtisiques, des assassins d’occasion, des ouvriers, des chiffonniers, des forains, des vagabonds que l’artiste accueille en son atelier.
C’est aussi la cohorte sombre des gens à l’aise, des collectionneurs spécieux, des marchands d’art menteurs, des usuriers à la barbe filasse, des honnêtes gens dont la bonne conscience est portée si haut qu’elle en a parfois des scintillements de guillotine.
Comme le Christ avant lui, le peintre est représenté au milieu des hommes et des femmes, au milieu de ce que la société a de pire à offrir, au milieu de ceux que la société des bonnes gens cherche à oublier.
L'irruption des pauvres
L’Atelier du peintre de Courbet, c’est le retour du refoulé prolétarien dans la bonne conscience bourgeoise. C’est l’irruption des pauvres dans le tableau. C’est l’affirmation tonitruante que l’on n’est jamais artiste seul. C’est l’antidote au romantisme. C’est l’antidote à l’idéalisme bourgeois.
Courbet écrit à son ami Champfleury: «C’est l’histoire morale et physique de mon atelier, première partie. Ce sont les gens qui me servent, me soutiennent dans mon idée, qui participent à mon action. Ce sont les gens qui vivent de la vie, qui vivent de la mort. C’est la société dans son haut, dans son bas, dans son milieu. En un mot, c’est ma manière de voir la société dans ses intérêts et ses passions. C’est le monde qui vient se faire peindre chez moi. »
C’est sans doute l’un des grands mérites de Courbet que de n’avoir jamais oublié que l’artiste vit, aime, crée et meurt au milieu d’un monde et parmi ses semblables. C’est sans doute l’un de ses grands mérites que d’avoir cru que l’art n’est jamais en apesanteur au-dessus des luttes sociales, qu’il n’est jamais en apesanteur au-dessus des questions politiques.
Les salariés mal payés de Plateforme 10 auraient trouvé une place dans son cœur et une place dans son tableau. De même que les jeunes diplômés qui cherchent désespérément du travail. Gageons que les brutes qui proposent des stages non rémunérés aussi.