Le capitaine de l’équipe suisse de football, Granit Xhaka, portera un joli brassard coloré lors de la prochaine Coupe du monde, au Qatar. Le but de cette coquette révolution esthétique? Lutter contre les discriminations, en faveur de l’inclusion. Clin d’œil, sans doute, aux homosexuels condamnés à mort par la justice qatarie. À moins que ce ne soit une dédicace aux 6500 ouvriers massacrés sur les chantiers. Ou comme l’explique le joueur: «En tant qu’équipe, nous nous engageons ensemble pour la tolérance, le respect et la solidarité.»
Le communiqué ne va pas plus loin. Mais sans doute Granit Xhaka aurait-il pu continuer sur la voie de l’audace, et s’engager pour la paix et contre la guerre, pour l’amour et contre la haine. Et pour la beauté contre la laideur. Pour les petits enfants contre les méchants adultes. Pour les chats. Pour les papillons. Pour les licornes en peluche. Pour les barbes à papa. Que sont une poignée d’immigrés morts et quelques invertis pendus, à côté d’un brassard coloré et d’un communiqué de presse marqué au coin de l’amour et de la tolérance?
Le capitalisme tardif, dont le football mondialisé est l’un des avatars, ne produit pas seulement des tragédies. Il produit également des comédies, qui ne sont pas l’antithèse de la tragédie, mais qui la prolongent, mais qui la soulignent, mais qui l’aggravent – comme le fard sur le visage. La farce grinçante mise en scène par la FIFA et jouée par Granit Xhaka et par les capitaines d’autres équipes européennes s’efforce de rendre les morts acceptables, de les rendre profanes, de les rendre ridicules. Le salaud contemporain n’est pas l’un de ces austères propagateurs de mort que les livres d’histoire ont figé l’œil froid et la mine contrite. Le salaud contemporain est un Molière sémillant, jeté sur les planches de théâtre comme une langue de feu – et qui produit l’illusion de la chaleur humaine en même temps qu’elle consume les derniers restes de l’humanisme.
La fête au fond du charnier.
Il n’est pas question de nier la tragédie en cours, il est question de la miner de l’intérieur. De la rendre inopérante. De la rendre hors d’usage. D’éviter ses mystérieux effets cathartiques. La communication de la FIFA a pour but d’installer la fête au fond du charnier. De dissoudre le charnier. D’en conjurer l’odeur. Les supporters ne peuvent certes pas complètement oublier les cadavres qu’ils piétinent, mais ils les négligent quelques instants, assez longtemps pour danser, assez longtemps pour chanter, assez longtemps pour dépenser leur argent.
Pourtant, la tragédie n’accepte pas commodément de disparaître. On l’aperçoit parfois, quand le comédien penche la tête, quand il hoche trop fort, quand il commet une maladresse. La tragédie est là, derrière le masque bonhomme, derrière le communiqué de presse sucré, derrière les élans d’amour et de tolérance, derrière les renvois à la barbe à papa.
La tragédie est le réel qui insiste au cœur de la fiction. Elle est le renvoi de soufre qui empuantit le sourire de la femme que l’on va pendre. Elle est le haillon de la mauvaise conscience qui s’accroche aux grilles des stades climatisés. Elle est le dernier souffle du travailleur immigré qui remonte en hésitant vers le ciel, depuis le fond de son charnier. Elle est la fissure du beau sourire béat du capitaine Granit Xhaka, qui reproduit sur le mode de la farce les massacres des autorités qataries, donnant ainsi raison à Karl Marx: «L’histoire se répète toujours, une première fois comme tragédie, la deuxième fois sous la forme d’une farce.»