Nous aimons haïr notre voisin français. Nous le trouvons non seulement arrogant, dominateur, prétentieux, mais nous le soupçonnons encore d’aimer le désordre, d’avoir un goût immodéré pour le chaos, de goûter comme un plaisir rare les grèves et les blocages, d’être consumé jusque dans ses expressions les plus droitières par une flamme jacobine jamais vraiment éteinte. Non seulement nous n’aimons pas les Français, mais plus fondamentalement, nous en avons peur.
Une haine paradoxale
Lorsque des vols ou des agressions sont commises dans nos villes, nous disons: «Cela devient la France ici!» Quand une administration fait trop de zèle, ou se signale par son indéchiffrable lourdeur, nous nous exclamons: «Nous voilà bientôt dans le système français!» Quand des chauffeurs de bus genevois débrayent pour réclamer l’indexation de leur salaire sur l’inflation (et non une «augmentation», comme on a pu le lire), on voit rouge, on dit: «Ils sont contaminés par le virus français.»
Naturellement, que les Français se rassurent: cette haine congénitale ne nous empêche pas de nous rendre à Paris deux fois par mois – tout en déplorant son état général de délabrement et en nous méfiant d’où nous posons les pieds. Notre haine ne nous empêche pas non plus d’avoir une résidence secondaire dans un petit village charmant du sud de la France. Notre haine ne nous empêche pas davantage de suivre avidement les débats politiques français et de les commenter avec la même docte arrogance que nous reprochons si souvent à nos voisins. Enfin, la France, c’est à côté, c’est pas cher et on y mange bien.
Et un mimétisme assumé
Néanmoins, il y a un domaine où nous suivons nos voisins avec un empressement qui confine à la fureur: c’est dans la destruction de notre système de santé. Engorgement des urgences, pénurie de généralistes, insuffisance de personnel soignant, épuisement des travailleurs, etc. Comme en France! Avec, naturellement, des conséquences directes sur la santé de la population suisse, du moins celle qui dépend de l’hôpital public: déplacement des opérations, non–prise en charge des patients, y compris quand ils sont gravement blessés, multiplication des mesures psychiatriques extrêmes. Comme en France! On voit où, à moyen et long terme, cela nous mènera: importance grandissante de la part du privé dans la santé publique, un système de santé à deux vitesses qui pénalise les plus pauvres, la diminution de l’espérance de vie générale, explosion du nombre de dépressions chez le personnel soignant, etc. Vive la France!
Il ne faudrait surtout pas voir dans cette situation l’effet de quelque hasard malheureux, de quelque maladresse isolée. Pas du tout: il s’agit d’un ensemble d’actions délibérées, coordonnées et cohérentes, qui s’intègrent dans le cadre de grande opération de démantèlement de l’Etat providence – et que j’ai pu appeler ailleurs la guerre contre les pauvres. Quand le conseil d’Etat neuchâtelois décide, en pleine crise, de réduire les effectifs dans certaines de ses structures publiques, comment ne pas y voir une volonté délibérée de pourrir une situation déjà difficile? Laurent Kurth, ministre en charge de la Santé, préfère quant à lui y voir une «redéfinition des priorités». Pour notre part, nous préférions les conseillers d’Etat neuchâtelois quand ils étaient ivres–morts: cela leur faisait dire moins de bêtises, en plus de les rendre sympathiques, ou du moins dignes de pitié.
Jusqu’à un certain point
Ainsi donc, nous imitons bel et bien nos voisins! Tout comme eux, nous avons élu des dirigeants qui mettent un point d’honneur à détruire notre système de santé, à affaiblir la force publique, à semer le chaos dans les institutions, à dévorer leurs pauvres comme Saturne ses enfants. Mais, à la différence de ce qui se passe chez nos voisins, cette situation est acceptée par la population dans une espèce d’indifférence complice: la mise en pièces du système de santé n’est pas un thème qui enflamme les réseaux sociaux. Et les manifestations ponctuelles du personnel soignant ne provoquent aucun élan de sympathie particulière.
Ce que haïssent les Suisses, ce n’est pas le système français – qui, sous l’impulsion homogénéisante des forces néo–libérales, est semblable à celui de tous les pays d’Europe, Etats scandinaves compris. Mais c’est la résistance qu’opposent encore les travailleuses et les travailleurs, plus désespérés peut–être, plus en colère peut–être, mais moins résignés que dans le reste du monde occidental. Les Français finissent par baisser la tête et capituler, hélas, comme partout. Mais ils ne le font pas sans lancer quelques pavés au passage, ils ne le font pas sans briser quelques vitrines. C’est sans doute pour cela que nous les haïssons. Mais loin d’être un défaut, moins encore un virus, il s’agit au contraire d’un modèle que nous serions bien inspirés de suivre.
Aux armes, citoyens!