Les people romands ne forment pas un groupe aux contours déterminés, moins encore une classe sociale. Ils constituent plutôt une nébuleuse tissée d’animateurs libidineux, de promoteurs cocaïnomanes, d’humoristes désengagés, de mannequins hagards, d’anciens conseillers fédéraux à la dérive. Avec cela, quelques influenceurs beauté, quelques tiktokeurs, quelques stars de LinkedIn. Et une grappe d’artistes pour faire bonne mesure, peu de philosophes: ni la beauté, ni la pensée n’étouffent les people romands, qui préfèrent les brochettes de poulet bio et les Aperol Spritz.
Tout cela est un monde composite abonné aux couvertures de «Migros Magazine» et des portraits dans «Femina» ou «l’Illustré», tout cela a les bonnes grâces des mécènes privés et des institutions publiques, tout cela mène sa barque dans une mer sans vagues et sans reflets, tout cela mène sa barque sur une eau rance mais translucide, tout cela mène sa barque en évitant les écueils de la politique et les récifs de l’engagement.
Ils font attention à ne pas se compromettre
Si l’on excepte les caciques de l’UDC qui, après deux verres, donnent toujours l’impression de chercher des homosexuels à bastonner, les people suisses sont à peu près tous des extrêmes-centristes. Mais aux actes militants concrets, aux déclarations précises, ils préfèrent le louvoiement, les abstractions, la poésie. Ils se disent tolérants, ils se disent ouverts, ils n’aiment ni la haine, ni la misère. Ils s’accordent à penser que Donald Trump et Vladimir Poutine sont méchants; ils pensent de même des talibans et des ultras du FC Sion. À l’occasion, ils déplorent le dérèglement climatique ou le racisme, parfois ils acceptent de poser pour une association d’aide aux enfants cancéreux. Mais ils font attention à ne pas se compromettre. Ils restent volontairement à la lisière de la politique. Ils restent volontairement à la lisière de l’engagement.
Bien que leur voix porte davantage que celle des citoyens ordinaires, on ne l’entend jamais que pour proférer des évidences (le climat, Poutine, etc.). Bien que leur voix porte davantage que celle des citoyens ordinaires, ils préfèrent se taire et mastiquer leurs brochettes et boire leurs Spritz et roter poliment dans leur poing. Bien que leur voix porte davantage que celle des citoyens ordinaires, ils en font un usage rare, ils en font un usage avare. S’ils décident de s’engager, ils s’assurent préalablement que cela leur rapporte quelque chose, quelque chose qui ne soit pas de l’argent, l’argent c’est trop vulgaire: plutôt des followers sur Instagram, plutôt une demi-colonne dans «Paris-Match», plutôt un sujet d’une minute au «19:30», les peoples sur le retour sont prêts à n’importe quoi pour un entrefilet dans un journal ou une invitation à la soirée d’anniversaire de Blick.
Celui qui se tait choisit encore
Il y a presque un an jour pour jour, les people suisses accueillaient avec un silence de mort l’initiative des Jeunes socialistes visant à imposer plus équitablement le capital (ils étaient à peine plus diserts sur l’initiative sur le mariage pour tous, que tous les sondages donnaient largement gagnante et qui était en effet beaucoup plus «instagrammable» et «cover-de-'Femina' compatible» que celle sur l’imposition du capital). À l’exception de Thomas Wiesel, à l’exception de votre serviteur, à l’exception de quelques autres, répartir les richesses semblait très indigne d’intérêt, peu porteur médiatiquement, faible en image.
Aujourd’hui, ni l’augmentation de l’âge du travail pour les femmes, ni la modification de la loi fédérale sur l’impôt anticipé, pour ne rien dire de l’augmentation de la TVA, ne semblent passionner les people suisses, qu’ils soient philanthropes, mannequins ou chansonniers. Il ne faut surtout pas leur parler d’économie, il ne faut surtout pas leur parler de partager les richesses, il ne faut surtout pas leur parler de taxer les profits ou de plafonner les prix.
Craignent-ils de perdre le soutien d’investisseurs ombrageux s’ils se positionnent trop clairement en faveur du rejet de l’initiative? Craignent-ils de perdre leur vernis social s’ils l’acceptent avec de trop de chaleur? Sont-ils parfaitement indifférents à la question? Ne savent-ils pas, pour avoir lu Sartre, que celui qui se tait choisit encore? Sont-ils enfouis à ce point en eux qu’ils ignorent le monde qui leur palpite autour? Ils se retranchent, ils se taisent, ils s’enfoncent en eux-mêmes. Mais, par le trou de leur anus, c’est le capital qu’ils contemplent amoureusement. Mais, par leur silence obstiné, ce sont les travailleuses qu’ils sodomisent.