La chronique de Quentin Mouron
Les huîtres ont meilleur goût quand les pauvres nous regardent les manger

L'écrivain canado-suisse Quentin Mouron, membre de notre équipe de chroniqueurs, se penche cette semaine sur les réseaux sociaux comme lieux d'expression de nos fantasmes les plus noirs.
Publié: 09.09.2022 à 11:51 heures
Les réseaux sociaux participent largement de ce «rêve éveillée» où s’expriment des pulsions qui, d’ordinaire, sont réprimées par le jeu des usages et des conventions.
Photo: Pexels

À propos des jeux vidéo violents, le célèbre philosophe communiste Slavoj Zizek se demande: «Ce que je mets en scène dans mes rêves éveillés du cyberespace n’est-il pas plus réel que la réalité, plus près du véritable noyau de ma personnalité que le rôle que j’assume dans mes contacts avec les personnes que je rencontre dans la vie réelle?» Autrement dit, la «réalité virtuelle» n’est-elle pas plus réelle que la vie réelle, puisqu’elle nous permet d’assouvir des pulsions et des fantasmes que nous n’oserions pas formuler clairement dans notre existence quotidienne?

Personne n’admet qu’il rêve de découper des hommes, des femmes et des enfants en morceaux; pourtant, un grand nombre de gens s’y adonnent dans les jeux vidéo. Le virtuel ne serait pas un contre-monde construit de toutes pièces, mais le lieu d’expression (détournée) de nos désirs les plus intimes, les plus enfouis. Et le philosophe slovène de poursuivre: «La Vérité a la structure d’une fiction: ce qui apparaît sous couvert du rêve, ou même du rêve éveillé, est parfois la réalité cachée dont le refoulement fonde la réalité sociale elle-même.»

Les réseaux sociaux participent largement de ce «rêve éveillée» où s’expriment des pulsions qui, d’ordinaire, sont réprimées par le jeu des usages et des conventions. Aussi, quand une jeune fille provoque la colère des Espagnols parce qu’elle danse, en rigolant, devant une forêt en flammes, il n’est pas certain qu’il s’agisse d’une «déviance actuelle», comme le veulent les twittos quérulents qui postent fiévreusement leurs ritournelles sur «la décadence de l’époque». Il n’est pas sûr que le phénomène soit apparu à cause de l’essor d’Instagram et de TikTok.

Symptôme de la «décadence de l’époque»

Nous avons tous vu les images de ces touristes ordinaires, qui prenaient un bain de soleil devant le corps brûlé par le sel d’exilés échoués sur les plages européennes; nous avons tous vu les images de ces familles israéliennes ordinaires prenant l’apéritif en regardant les bombardements sur Gaza depuis leur chaise pliable. Plus généralement, la plupart d’entre nous avons expérimenté le luxe et le plaisir au milieu de la misère et de la souffrance: quand nous buvons voluptueusement l’apéritif en repoussant les mendiants qui demandent l’aumône, quand nous profitons de la chambre climatisée d’un hôtel dans un pays où l’on meurt de chaud, quand nous dégustons un repas gastronomique – le dixième, le douzième de l’année – dans un restaurant où s’activent des smicards en chemise blanche, etc.

Chacun des cas précédents pourrait, sans doute, être un bon candidat pour la course au symptôme de la «décadence de l’époque». Pourtant, nous ne retenons que le cas de la jeune tiktokeuse espagnole, dont le grand tort est de révéler tapageusement ce qui est ordinairement masqué dans notre rapport à la souffrance d’autrui: non seulement que cette souffrance nous indiffère, mais encore qu’elle est la condition de notre jouissance.

Ne nous demandons pas si cette tiktokeuse a pris du plaisir MALGRE les incendies qui ravagent l’Espagne; demandons-nous plutôt si cette tiktokeuse aurait pris du plaisir SANS ces incendies. De même, ne nous demandons pas si nous pouvons manger sereinement dans un restaurant gastronomique alors que des smicards en chemise blanche nous servent, demandons-nous plutôt si notre plaisir serait le même si nous n’étions PAS servis par des smicards en chemise blanche.

Le grand rêve éveillé des réseaux sociaux

Tout comme l’objet d’exception (la pierre précieuse, la montre de marque, la voiture haut de gamme) n’a de sens que parce qu’il existe une production en série d’objets indifférenciés (bijoux en toc, montres bas de gamme, véhicules utilitaires ou familiaux), l’expérience exceptionnelle et jouissive n’est possible que détachée sur l’horizon de son envers: la déplaisante banalité de la souffrance ordinaire.

Dans le grand rêve éveillé des réseaux sociaux, la Vérité porte les oripeaux de la fiction; et danser devant les flammes n’est-ce pas comme une allégorie de notre propre rapport à cette autre catastrophe qu’est la misère d’autrui? La violence que nous manifestons envers une jeune fille qui danse n’est-elle pas à la mesure de la hideur des véritables motifs de notre jouissance? Les tiktokeurs qui dansent devant les flammes ne sont-ils pas, après tout, le retour de notre refoulé – un refoulé si dérangeant que nous y répondons par la haine et par l’injure? Les tiktokeurs qui dansent devant les flammes ne sont-ils pas une allégorie de notre propre modernité capitaliste?

Concentrant notre haine sur un symptôme visible, particulièrement odieux, nous oublions commodément l’entier du corps réel sur lequel il se détache – et sans lequel ce symptôme n’existerait pas. Ce corps réel est celui de l’exploitation ordinaire, ce corps réel est celui des inégalités qui se creusent, ce corps réel est celui de l’effondrement du pouvoir d’achat des classes populaires, ce corps réel est celui de la lutte toujours plus acharnée pour obtenir une place au soleil, ce corps réel est l’autre nom de l’idéologie capitaliste. Il est légitime de se moquer de la tourbe des influenceurs, à condition que l’on s’attache également à redéfinir les coordonnées du réel dont ils sont le symptôme.

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