La chronique de Quentin Mouron
Littérature, politique et cancel culture: l’affaire Annie Ernaux

L'écrivain Quentin Mouron aborde cette semaine la polémique qui a suivi l'attribution du Nobel à Annie Ernaux. Un prix qui remet le clocher de la politique au milieu du village assoupi de la littérature. Et montre que la cancel-culture est essentiellement de droite.
Publié: 18.10.2022 à 12:54 heures
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Dernière mise à jour: 18.10.2022 à 14:16 heures
16 octobre 2022 à Paris: Annie Ernaux marche contre la vie chère et l'inaction climatique aux côtés de Jean-Luc Mélenchon et de députés LFI.
Photo: DUKAS
Quentin Mouron

Les bourgeois prétendent toujours savoir écrire, c’est pour cela qu’ils écrivent si mal. Pendant les quelques heures qui ont suivi l’attribution du Prix Nobel de littérature à Annie Ernaux, des voix se sont élevées pour souligner l’indigence de sa prose, la pauvreté de son style, ses maigres mérites en regard d’autres auteurs: Kundera, McCarthy, Oates, Antunes. Une femme s’écriait, sur Facebook et en majuscules: «Ernaux n’a jamais écrit une seule phrase qui me cloue sur place», confondant ainsi littérature et quincaillerie, comme d’autres confondent l’art véritable et la décoration d’intérieur, la lecture et l’onanisme.

Les néo-parnassiens, les amateurs du beau style, de la belle forme, encore dominants dans le champ littéraire français, s’étranglaient et criaient au scandale, à l’abomination, à la trahison, au crime de lèse-littérature. On se trouvait alors sur le terrain de la culture, avec ce que cela indique d’emportements caricaturaux, de positions vaines, de duels mouchetés, d’affectation, de forfanterie. On se trouvait alors sur le terrain de la critique, avec tout ce que cela implique de rancœur, d’impuissance et de couilles noirâtres corrodées par le fiel et desséchées par l’amertume.

Mais dès le soir du 6 octobre, le vent a tourné. On n’a plus guère parlé de littérature, on n’a plus guère parlé de style. Toute la grande baudruche rance de la haine bourgeoise a crevé sur la tête de l’autrice de «La Place» et des «Années», au point qu’il y a désormais une «affaire Annie Ernaux», et que celle-ci n’a rien à voir avec des considérations littéraires ou esthétiques. L’esthétique n’était qu’un prétexte, le déguisement de ce qui viendrait ensuite.

La censure, la grande affaire du pouvoir

Une femme a gagné le prix Nobel de littérature, pire: une femme de gauche. Elle soutenait déjà la cause palestinienne et les ouvriers. Depuis le jeudi 6 octobre, elle a aggravé son cas: elle fréquente des islamistes notoires, peut-être des terroristes, elle est pathologiquement antisémite, elle se baigne dans le sang d’enfants leucémiques, elle sacrifie des vierges pour le petit-déjeuner, elle porte sa luxure sur des teckels, elle a été élue miss Corée du Nord, etc. La Bête immonde a même été jusqu’à appeler à manifester le 16 octobre 2022 contre la vie chère.

Contrairement à ce qu’elle affirme souvent, la droite n’est pas contre la censure, elle n’est pas contre les autodafés, elle n’est pas contre ce que l’on appelle parfois la «cancel culture». Seulement, elle enrage quand elle n’en a pas le monopole, quand elle n’en a pas l’initiative. La censure, loin d’être l’apanage des minorités ethniques ou sexuelles, comme on le prétend parfois, est la grande affaire du pouvoir. Mais la bourgeoisie est un pouvoir qui ne dit pas son nom, mais le capitalisme est une idéologie qui refuse de se présenter comme telle.

Ainsi, on refuse d’admettre qu’on déteste Ernaux parce qu’elle est une femme, parce qu’elle est féministe, parce qu’elle défend les travailleurs, parce qu’elle défend les pauvres, parce qu’elle défend les immigrés, parce qu’elle défend les Palestiniens. On invente des chimères, on prétend lutter pour de hautes idées (pour la cohésion sociale, pour la République, contre l’islamisme, contre l’antisémitisme, etc.). L’idéologie dominante pratique intensément la cancel culture, qui est le nom chic que l’on donne à la censure. Mais elle feint de le faire au nom de la liberté – liberté qui, dans sa bouche, n’est jamais que l’autre nom du mensonge.

Le grand service de ce Prix Nobel

Maurice Garçon, en 1952, rendait hommage à Zola. Il déclarait: «On a tendance à trop souvent vouloir distinguer l’écrivain du politique.» Il plaidait au contraire pour une compréhension de l’auteur de «Germinal» et de «Nana» qui ne soit pas strictement littéraire, mais qui accueille l’activité militante de l’écrivain, toute son admirable action en faveur de la vérité et de la justice.

Il faut dire de même d’Annie Ernaux. Refaire souffler la politique est le meilleur des services que ce Nobel de littérature puisse nous rendre, même si cela doit faire sortir les réactionnaires du bois. Les attaques personnelles, politiques, idéologiques font même l’effet d’une vague de fraîcheur dans ce milieu littéraire qui, trop souvent, sent la verveine et la lavande, la naphtaline et le camphre, dans ce milieu littéraire cotonneux et feutré, où l’on s’exprime avec des inflexions de pasteur, dans ce milieu littéraire qui, à force d’hypostasier l’œuvre, semble avoir renoncé à l’Homme.

Remettre le clocher de la politique au milieu du village assoupi de la littérature, c’est le grand service de ce Prix Nobel.

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