Les économistes ont des prétentions scientifiques; les peintres et les cartomanciens en ont eu avant eux. En 1996, Claude Mouchot, professeur d’épistémologie économique, publiait dans «La revue européenne des sciences sociales» un article au titre éloquent: «L’économie n’est pas une science galiléenne.» Cette évidence est pourtant sans cesse remise en question par des «spécialistes» désireux de déplacer l’économie du champ des sciences sociales vers celui des sciences exactes, c’est-à-dire désireux d'en faire une «vraie science», avec ce que cela implique d’axiomes indiscutables et de vérités indépassables. Et de l’économie envisagée comme science exacte, on tire des lois inexorables; et de ces lois on fait un destin; du destin, on élabore des menaces; et avec les menaces, on réalise des profits. Il en va ainsi de l’économie comme de n’importe quelle pseudo-science.
Un rituel bien accompli
L’économie capitaliste, c’est comme le tarot: quand ça ne fonctionne pas, c’est que l’on n’y a pas cru assez profondément. C’est qu’on a dégagé trop de mauvaises ondes. Qu’on a vibré à une fréquence trop basse. Qu’on est brouillé avec son incarnation. Peut-être nos chakras sont-ils bouchés? Peut-être sommes-nous décentrés? C’est-à-dire, en novlangue libérale: pas suffisamment réformés. La meilleure des solutions est aussi vieille que la sorcellerie elle-même: continuer le traitement, c’est-à-dire: sacrifier un organe, une vierge ou des prolétaires - et passer à la caisse.
Certains font un jeûne pour guérir du cancer (et ils en meurent), d’autres boivent leur urine (et ils en meurent aussi); certains agitent des pendules, parlent aux morts, bénissent des utérus; d’autres consultent des passeurs d’âme, des voyants, des thaumaturges, que sais-je, des nécromanciens. D’autres, encore, écoutent avidement les économistes invités dans les émissions matinales de la RTS ou de BFM Business.
Interviewé par David Berger dans La Matinale de la Première, Hervé Boulhol prend très à cœur son rôle d’économiste-théurge pour l’OCDE. Première question du journaliste: «Pourquoi est-ce si ardu de réformer un système de retraite?» La nécessité de cette réforme est actée; on fait comme si la démonstration avait déjà eu lieu. Il n’y a plus qu’à accomplir le rituel. D’abord, la prescription (réformer: comme dans les pièces de Molière, on prend une purge ou de l’émétique), puis l’argument d’autorité (les chiffres parlent d’eux-mêmes: et s’ils se taisent on les fera parler, comme les idoles de pierre des contes orientaux), puis les résistances (la plupart des gens n’y comprennent pas grand-chose : ils ne sont pas initiés aux mystères de l’alchimie capitaliste), enfin, la nécessité (on ne peut absolument pas faire autrement: c’est la main du Destin, à moins que ce ne soit le Karma).
David Berger aurait certes pu opposer à son interlocuteur les propositions de nombreux économistes institutionnalistes en France et dans le monde entier (qui ont en commun de ne pas prétendre à la scientificité de l’économie). Il aurait pu mentionner, par exemple, les travaux importants du collectif Les Économistes atterrés sur le sujet, ou parler de ceux de la revue «Alternatives Économiques», pourtant disponible dans tous les kiosques. Il aurait même pu faire entendre la voix d’un syndicaliste, même un syndicaliste caricatural, à l’ancienne, avec le front large et de longues moustaches imprégnées de merguez. Il aurait pu opposer… Mais pourquoi opposer quelque chose? Oppose-t-on des arguments à la loi sur la gravitation?
L'économiste-théurge et le journaliste
Le journaliste a choisi un autre angle. Car de même qu’il y a les initiés, les ésotériques, les esprits déliés, de même il y a les esprits communs, lourds, qui n’ont ni le sens de la science, ni celui des mystères. Il cite d’abord un article de Blick faisant mention de «deux retraités de Vincennes» qui regrettent cette réforme. L’avis des deux retraités est, bien entendu, balayé débonnairement par Hervé Boulhol. Que vaut un couple de retraités de Vincennes face à un spécialiste? Puis le journaliste de La Matinale, dont les yeux pétillent de malice, cite un «citoyen français» qui aimerait partir à la retraite à cinquante ans à la faveur d’un régime spécial, le fainéant. Et l’économiste-théurge et le journaliste de rire de concert, une telle candeur cela se conçoit-il, où êtes-vous allé les pécher ces idiots exotériques mon cher David, ils ne connaissent ni la science économique, ni la science des astres, ils ne savent lire ni dans les graphiques de l’OCDE, ni dans les entrailles des poulets et des grenouilles, peut-on concevoir de tels péquins?
Ce matin-là, dans les studios de la RTS, il y a une harmonie préétablie entre le journaliste et le spécialiste, comme il y en a une entre l’homéopathe et son patient: ils y croient, c’est-à-dire qu’ils se sont mis d’accord sur l’essentiel (la nécessité des réformes ou les vertus du sucre dilué dans l’eau); il ne reste plus qu’à discuter des détails.
Il n’y a naturellement pas un mot sur les corps qui se fatiguent, qui cèdent, qui condamnent les retraités à une vie indigne, fragilisée, parfois semi-végétative. Il n’y a pas un mot sur la souffrance des travailleuses et des travailleurs. Il n’y a pas un mot sur les difficultés croissantes de retrouver un emploi quand on a dépassé cinquante ans. Ni sur la disparition progressive de certains métiers demandant peu de qualifications. Ni sur l’ubérisation du travail. Pensez-vous? Les corps disparaissent derrière l’idéologie. Et Boulhol fait penser à ces vieux médecins légistes des séries américaines, pétris de cynisme, qui manipulent des morceaux de cadavres comme des objets indifférents, et qui lâchent même quelques blagues de temps en temps, pour détendre l’atmosphère: «Mignonne la môme, dommage qu’on lui ait scié les deux jambes, de beaux restes cependant.»
Les sorcières, dit-on, sortent le soir. Les économistes, quant à eux, préfèrent les Matinales.