Il faut imaginer une tragédie de Shakespeare inversée: un vieux fantôme sénile, accroché au siècle passé, déambule fièrement aux abords d’un cimetière. Mais ce fantôme est hanté par des cohortes de corps réels faits de chair et de sang, hanté par des cohortes de corps réels pétris de bruit et de fureur, hanté par des cohortes de corps bien vivants qui agitent leurs chaînes et leurs banderoles. Cette cohorte, ce sont les maçons de toute la Suisse qui se sont mis en grève. Ce fantôme effaré et sénile, c’est la Société suisse des entrepreneurs (SEE).
On imagine la scène, dans le balcon de quelque immeuble sinistre du centre de Zurich. L’un des membres de la SEE entre. «Eh bien, demande-t-il, cette chose est-elle de nouveau apparue cette nuit?» « Je n’ai rien vu » répond un deuxième. Et pourtant le corps réel des travailleurs apparaît. Et pourtant le corps réel, d’abord silencieux, finit par crier si fort que les membres de la SEE sont forcés de l’entendre. L’un d’eux lance, dégouté: «Pouah! oh, pouah! C’est un jardin où le chiendent monte en graine; une proliférante et grossière nature qui envahit tout.» Et ils s’enferment à double tour dans l’imprenable forteresse de leur idéologie mortifère.
Enfermés, ils convoquent leurs alliés. Les mercenaires du Parti Libéral-Radical répondent en masse. Les cousins mi-orcs mi-humains de l’UDC rappliquent. Les spadassins de la presse bourgeoise accourent. L’armée des Alliés se gonfle. On débauche des travailleurs si avilis par le travail qu’ils sont prêts à vendre la peau d’autres travailleurs.
Le sermon sur la chute de Rome
«À l’apogée glorieuse de l’État romain, écrit Shakespeare/Un peu avant la chute du très puissant César/Les tombeaux étaient vides de leurs occupants, et les morts en linceul/Glapissaient et geignaient dans les rues de Rome.» Les membres de la SEE et leurs alliés adorent glapir, ils adorent geindre. Ils sont pareils à ces morts sortis de leur cercueil.
D’abord, disent-ils, tous les maçons ne se sont pas mis en grève. Comme si tous les maçons le pouvaient! Comme si les travailleurs n’étaient pas pris dans des rapports de subordination qui rendent la grève pratiquement impossible. Comme si les travailleurs ne faisaient pas l’objet d’un chantage permanent à la survie, dont le but à peu près avoué est de les empêcher d’agir. Mais les Hamlet du capitalisme tardif feignent de ne pas s’en apercevoir. Ils préfèrent mentir. Ils préfèrent se représenter les travailleurs comme des agents libres de leurs paroles et libres de leurs mouvements.
Ensuite, disent-ils, les maçons sont bien payés. Ils veulent dire par là que les maçons ne meurent pas de faim. Ils veulent dire par là que les maçons ont un toit sur leur tête. Ils oublient de dire que les maçons sont largement moins payés que les membres de la SEE, et qu’ils travaillent davantage. Ils oublient de dire qu’être correctement payé ne saurait signifier que l’on y laisse sa santé et sa vie en acceptant des semaines de 50 heures, ou des journées de 12 heures.
Et puis, disent-ils, les maçons sont manipulés par les syndicats. Comment? Ils oublient que les travailleurs sont des agents libres? Ils oublient qu’ils choisissent de s’associer aux syndicats ou de ne pas le faire? Ils n’oublient pas: ils se contredisent sciemment. Dans le monde inversé qu’ils ont créé, la contradiction est l’autre nom de l’affirmation. La vérité, disait déjà Guy Debord, est un moment du mensonge.
Enfin, disent-ils, c’est une attaque en règle contre la «paix sociale». Mais chaque fois que la Société suisse des entrepreneurs parle de paix sociale, force est de constater que cela sonne plutôt comme une déclaration de guerre contre les travailleurs.
Le corps honteux du capitalisme
Le fantôme, dans sa forteresse, est entouré de ses alliés. La cohorte des corps enragés a fait trembler ses murs, mais elle n’a pas menacé ses voûtes. «Les négociations continuent» disent sagement les éditorialistes. Le fantôme peut souffler. Il peut vaquer à ses errances morbides. Il peut butiner les fleurs des cimetières. Mais une moire trouble son ciel. Mais un nuage affaiblit les rayons de sa lune.
Et si les corps revenaient? Et si les maçons ne se contentaient pas de défiler et de chanter? Et si le capitalisme avait honte de son corps? Et si les délocalisations successives, que l’on inscrit dans un mouvement de désindustrialisation de l’Occident, n’était que le prolongement politico-économique d’une vieille querelle métaphysique, qui tend à faire du corps la prison de l’âme? Et si les usines, avec leurs ouvriers musculeux, avec leurs ouvriers vêtus de bleu, avec leurs ouvriers goguenards et gouailleurs n'avaient pas disparu en raison de leur coût, mais de leur masse? Et si la grande révolution numérique contenait, comprimée en elle, l’aspiration platonicienne à la contemplation d’un monde de formes pures, sans l’encombrement vulgaire d’un substrat corporel? Ceci, naturellement, sont des rêveries de poètes. Des rêveries de tragédiens. Des rêveries romantiques enfumées de la lecture capiteuse de Shakespeare.