Les conducteurs de bus genevois ont fait grève pendant un jour et demi. Terreur. Panique. Scènes de désolation. La terre a tremblé. L’ombre de Lénine a plané sur Genève. C’est qu’une guerre est en cours! Une guerre contre les citoyens honnêtes, contre les vieillards, contre les étudiants, contre les petits enfants, contre les bichons havanais, etc. Elle est menée non seulement par les chauffeurs de bus des TPG, mais encore par l’ensemble de la fonction publique. Les fonctionnaires rôdent dans nos campagnes, l’écume aux lèvres, ruisselants de sang, gonflés de sperme: ils pillent, ils volent, ils violent, ils tuent, etc.
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La bourgeoisie adore croire qu’elle est en guerre: surtout quand elle l’a déjà gagnée. Sous la plume fébrile de Laure Lugon, qui confond si souvent penser et éructer des psittacismes, on a lu dans «Le Temps» que la fonction publique genevoise était une «machine de guerre». Que les chauffeurs de bus auraient commis une «prise d’otage», que leur grève était «indécente», le fruit de quelque «faiblesse étatique», le résultat d’un «penchant genevois pour le chaos».
Les Genevois, des Suisses pas comme les autres?
Nous ne saurions souhaiter à Madame Lugon de vivre une véritable prise d’otage: cela lui gâterait le goût des métaphores trop riches qui, sur sa langue, s’enflent jusqu’à l’hyperbole. Nous ne souhaitons pas non plus spéculer sur ce que l’éditorialiste entend par «force étatique», connaissant trop les rêveries policières qui viennent parfois hanter les nuits de ceux qui, le jour, font pourtant bruyamment profession de souhaiter moins d’Etat et plus de liberté. Nous ne nous interrogeons pas davantage sur la notion de «décence», préférant laisser le registre de la moraline virginale aux mollahs iraniens.
Nous nous attardons en revanche sur ce que Madame Lugon nomme un «penchant genevois». Si les conducteurs de bus se sont mis en grève, ce n’est certes pas parce que leurs revendications sont légitimes. La journaliste balaie de la main l’idée saugrenue, cocasse, qu’ils auraient manifesté contre une véritable détérioration de leurs conditions de vie. Non, s’ils se sont mis en grève, c’est évidemment qu’ils ont obéi à un penchant, à une pulsion. C’est qu’ils sont pris par un mal mystérieux. C’est qu’ils sont possédés par une tare héréditaire, une souillure originaire (comme les personnages de Zola, dont Madame Lugon recommande la lecture).
Après tout, les Genevois sont-ils vraiment des Suisses comme les autres? Ne seraient-ils pas un peu frondeurs? Un peu sournois? Un peu félons? N’auraient-ils pas dans les moelles quelques miasmes démoniaques attrapées au contact du monstre français? Au contact de ce monstre convulsé qui effraie si souvent la bonne conscience des notables genevois? Car derrière la condamnation de la grève genevoise, c’est bel et bien l’activisme syndicaliste français qui est visé, cet activisme qui a repris de la vigueur ces dernières semaines, avec le blocage des raffineries et les débrayages à la SNCF.
Il est impératif que l’ordre des choses se renverse
Et si nos ouvriers allaient prendre exemple sur les ouvriers voisins? Et si des blocages s’organisaient à grande échelle? Et si les prolétaires s’unissaient, au lieu de se tirer dans les pattes? Les maçons descendent déjà dans la rue. Les pilotes de Swiss ont bien failli s’y mettre aussi. Madame Lugon met ainsi le doigt sur un point fondamental: il est impératif que la contestation ne se limite pas à la fonction publique, il est impératif que les revendications soient portées et soutenues par l’ensemble des travailleuses et des travailleurs, quel que soit leur secteur d’activité. Il est impératif que l’ordre des choses se renverse, et que la population «prise en otage» retourne les armes contre ses vrais ennemis, qui ne sont pas les chauffeurs de bus, pas davantage les contrôleurs, pas davantage les raffineurs français, pas davantage les dockers anglais, mais bel et bien les grands profiteurs de la crise que nous traversons – et personne de sensé ne saurait soutenir qu’il s’agit des fonctionnaires, de Genève ou d’ailleurs.
Le meilleur moyen d’éviter que les chiens de garde de l’ordre capitaliste ne divisent les travailleurs, en les montant les uns contre les autres, c’est d’inverser le rapport de force: c’est que la population prenne les profiteurs en otage, au lieu de subir comme une prise d’otage la révolte d’un secteur en particulier. Aux mobilisations partielles, opposons une grande union des travailleuses et des travailleurs, des citoyennes et des citoyens. Aux grèves particulières, opposons la grève générale. Comme l’écrivait en 1905, le camarade Trotski: «Ce ne furent ni l’opposition de la bourgeoisie libérale, ni les soulèvements spontanés des paysans, ni les actes de terrorisme des intellectuels qui forcèrent le tsarisme à s’agenouiller: ce fut la grève ouvrière.»