La publicité n’est pas un art: c’est de la merde. De la merde expulsée des entrailles béantes du capitalisme béat et qui tombe directement sur les passants, qui deviennent alors des consommateurs, des «publics cibles», des «prospects» – c’est-à-dire des gens dont les cerveaux ont été transformés en cabinets pour capitalistes dysentériques.
Les propriétaires de chiens et de chevaux sont priés de ramasser les excréments de leurs animaux de compagnie ou de leurs montures; les clochards sont priés de ne pas uriner dans les espaces publics, de même que les adolescents qui font la fête; les capitalistes, eux, sont fiers de leurs étrons, si bien que rien ne leur plaît tant que de les étaler, de les multiplier, d’en barbouiller les rues, les bus, les gares, les aéroports. Comme si tout déplacement ne pouvait se faire que dans les limites coruscantes des grandes affiches publicitaires et des sollicitations par écrans géants, comme si l’on ne pouvait pas marcher sans marcher dans de la merde.
Le rapport publicitaire est un rapport de soumission
La publicité est un marqueur idéologique, un signe, presque un ornement religieux. Si, comme le croyait Walter Benjamin, et comme l’a répété récemment Bernard Friot, le capitalisme est une religion, la publicité en est l’un de ses relais – et les publicitaires sont ses prêtres. Mais le catholicisme a un art. Le capitalisme, lui, n’en a pas. Les prêtres défèquent des signes et les fidèles se ruent vers la marchandise comme les porcs vont à la fange. Il n’y a ni contemplation, ni expérience esthétique, qu’un rapport de domination dont rend particulièrement bien compte l’expression «public cible» que les publicitaires emploient avec gourmandise. Si dans l’expérience esthétique, la liberté du sujet est sollicitée (Sartre ne disait-il pas que l’écriture d’un livre est l’appel d’une liberté à une autre?), le rapport publicitaire est un rapport de soumission.
Les Genevoises et les Genevois sont appelés à voter pour l’interdiction de la publicité commerciale dans leurs rues. C’est une chance inouïe de reprendre la rue, de reprendre la ville, de proclamer qu’elle appartient à ses habitants. C’est le combat de la liberté contre l’aliénation et, partant, celui de la raison contre la grande folie mercantile, prédatrice, que représentent ces appels forcenés à la discipline consumériste – et qui font passer les ordres de marche que reçoivent nos jeunes recrues pour des morceaux de poésie.
Disposer de ses rues... et de soi-même
Souhaitons que la sagesse l’emporte à Genève, souhaitons que le mouvement s’étende, qu’il se généralise. Les rues ne sont pas faites pour l’exhibition obscène des maîtres du monde; faisons qu’elles servent d’abord à ceux qui les emploient, qui les fréquentent parfois comme de vielles amies, proches, familières; donnons-nous la chance d’y faire autre chose que des colombins puants, qu’elles soient des lieux de rencontre, de création, de poésie, d’ivresse (il est urgent de valoriser l’ivresse sur la voie publique, antidote considérable à la triste folie du monde); redonnons-leur cette vie que les capitalistes prétendent produire industriellement, quand ils n’en donnent jamais qu’une contrefaçon de pacotille, quand ils n’en sont jamais que l’iridescente négation.
Les citoyens libres d’une République qui s’annonce comme telle, et qui tire fierté de cette liberté – au point de s’adonner à des rituels étonnants pour le reste du pays, comme casser une petite marmite en chocolat en hurlant ou se jeter dans l’eau glacée en plein hiver – ne peuvent que soutenir une proposition allant dans le sens d’une maximisation de la liberté, de la dignité, du droit à disposer non seulement de ses rues, mais également de son cerveau, de son intelligence – en un mot: de soi-même.
Se révolter, c’est toujours commencer par dire non à la merde.