«Eco-terrorisme», «wokisme», les épithètes infâmantes ne manquent pas pour désigner celles et ceux qui luttent pour plus d’égalité. Plus subtile est l’invention d’une opposition entre une soi-disant «vraie gauche», à l’ancienne, et une nouvelle gauche qui se serait fourvoyée.
Une fausse opposition
C’était mieux avant. Jadis, dit-on, la gauche défendait les ouvriers, les travailleurs, ceux qui se lèvent tôt, rentrent tard, souffrent du froid, de la faim et de l’exploitation. Mais aujourd’hui, dit-on, tout a changé de face. Les élus, dit-on, ont maintenant les cheveux bleus et dévastent des golfs; ils veulent remplacer votre entrecôte par du tofu; ils caressent le fantasme de soulever votre mère en burkini.
Ce discours est omniprésent dans les colonnes du journal «Le Temps», sur certains plateaux de télévision marqués à droite, sur les réseaux sociaux, dans les sections «commentaires» des publications en ligne ; il est en passe de devenir un lieu commun. Il y aurait donc eu une vraie gauche, une gauche respectable, admirable même, courageuse… Mais cette gauche est morte, pas de chance, larmes à l’œil. Elle a été remplacée par une gauche extrémiste, inculte, violente; une gauche outrancière, fanatisée par les campus américains, à la solde de l’Oncle Sam comme on disait jadis qu’elle l’était de Moscou.
Une «vraie gauche» criblée de balles…
Mais quelle est cette «vraie gauche» de laquelle on parle? Est-ce celle qui fut décimée en 1932 par l’armée au service du pouvoir bourgeois? Est-ce celle dont les membres étaient placés sous écoute en pleine paranoïa anticommuniste? Est-ce celle des maçons en grève dont on ignore les revendications? Est-ce celle des livreurs Smood?
Ces quelques lignes pour rappeler que les bourgeois ont toujours eu horreur des revendications des ouvriers, des travailleurs et qu’ils n’ont eu de cesse de décrédibiliser celles et ceux qui les ont portées, maniant au besoin la calomnie, la matraque ou le fusil. Les barricades de l’histoire ont ruisselé du sang des insurgés respectables et fumé des tripes des combattants de la «vraie gauche» dilacérés. Et il s’est toujours trouvé quelques lointains ancêtres spirituels des vice-présidents du PLR de la ville de Genève pour justifier la répression et les massacres.
Nos amis libéraux qui se présentent aujourd’hui comme les défenseurs de la culture, peuvent piocher au choix dans «Les Misérables», dans «Germinal» ou dans «L’Éducation sentimentale»: ils y verront comment l’on a traité la gauche respectable qui n’avait pas les cheveux verts, ne détruisaient pas de terrains de golf et ne militaient pas pour des toilettes mixtes; ils y sentiront l’odeur de la poudre, non pas celle que leurs ministres se mettent dans le nez, mais celle qui a toujours présidé à la répression sanglante, et qui n’a été remplacée que tardivement - et de mauvaise grâce - par des armes non létales.
En France voisine, d’ailleurs, la «vraie gauche» s’active: elle demande plus de justice sociale, elle demande plus de démocratie, elle demande la dignité au travail, elle demande tout ce que, chez nous, la droite lui reproche de ne plus demander…
Cela lui vaut des tirs de LBD, des grenades lacrymogènes lancées par millier, des charges, des nasses, des pluies de coups de matraques. Où sont donc nos sémillants politiciens libéraux? Où leur solidarité s’exprime-t-elle? Des métallurgistes et des raffineurs en grève, voilà qui devrait leur plaire, voilà qui n’a pas les cheveux verts, voilà qui ne brunche pas aux graines de lin… Et, pourtant, pas un mot, pas un tweet courroucé, quand des ouvriers perdent qui un œil, qui un testicule. Quelques ricanements. Un peu de condescendance. «Qui s’y frotte, s’y pique». Ils n’avaient qu’à pas chercher les ennuis. Quand on est honnête on n’a rien à craindre de la police, etc.
…Mais qui bouge encore
Il est bien clair que pour les bourgeois, la «vraie gauche» est un fantasme commode, et d’autant plus commode qu’on la tient pour une chose lointaine, révolue, que l’on peut regarder avec la tendresse révérencieuse que l’on porte à certaines figures de l’histoire (après tout, ils ont même fini par aimer Zola, Hugo ou Aragon, pour peu qu’on leur en serve des morceaux choisis).
Mais il arrive que l’histoire se remette à bouger, que les morts remuent, qu’ils refusent la bière qu’on leur avait assignée. Alors le mort commode, bien propre dans son cercueil, devient cet affreux fantôme qui hante l’Europe et qui a même l’audace d’affirmer qu’il n’est pas mort - et qu’il ne l’a jamais été.