Au moment du krach financier de 2008, rien n’était banal. À l’époque, la réaction était à la hauteur de la débâcle face aux pertes abyssales de Wall Street sur le marché des subprimes, à la chute de Lehman Brothers, aux 50 milliards perdus par UBS, au retentissement mondial et au choc immense, que ce soit au sein de la communauté financière ou dans le grand public.
Des mouvements de contestation comme Occupy Wall Street sont nés. Des centaines de livres ont été écrits. Personne n’était blasé. Les débats étaient animés et ne perdaient pas en vigueur. Cette dénonciation avait enclenché, si ce n'est une réglementation réellement efficace, du moins une forte poussée dans ce sens. On critiquait aussi la dérive de la politique monétaire.
Entre 2008 et 2011, la banque centrale américaine avait injecté 1000 milliards de dollars dans les marchés pour racheter les actifs toxiques et refinancer le système. On trouvait cela hors de toute proportion. On parle de 1000 suivis de 9 zéros.
Avec cette politique monétaire «non conventionnelle», une autre digue de responsabilité financière avait lâché. Elle avait suscité un vif débat en raison de son potentiel de dévaluation massif et réel du dollar.
2023, la routine
Fast-forward quinze années plus tard. Mars 2023. Aux États-Unis, la Silicon Valley Bank tombe en faillite avec au moins quatre autres banques. Certes, les établissements sont de taille moyenne, mais le risque systémique est réel et la contagion est là. Un certain nombre de ces faillites survient même après qu’une garantie étatique complète a été donnée sur l’ensemble des dépôts du système bancaire, même ceux de plusieurs milliards.
En Suisse, Credit Suisse plonge en quelques jours et UBS l’absorbe en quelques heures, pour un prix dérisoire. Du côté de la Confédération et de la BNS, pas moins de 259 milliards de francs ont été mis à disposition par la Confédération et la BNS sous formes de garanties, prêts et dons. C’est 5 fois plus que les moyens mis à disposition pour sauver UBS en 2009, alors que le bilan de Credit Suisse est 4 fois plus petit. Cela trahit une chose: l’expansion phénoménale du risque global du système financier entre 2008 et 2023.
Au-delà d’un émoi passager, le soufflé retombe vite. Au Parlement suisse, lors de la session extraordinaire d’avril consacrée à Credit Suisse, la Droite et le Centre enterrent prestement les discussions sur les réformes législatives réclamées par les Socialistes depuis des années pour mieux provisionner le système financier et pour amener de plus d’intégrité dans la gouvernance. Au prétexte qu’il faudrait d’abord faire toute la lumière sur l’affaire, on préfère attendre.
La Commission d’enquête parlementaire sera mise sur pied, mais ses conclusions ne viendront que dans trois ou quatre ans, et pourraient bien passer inaperçues. D’autres krachs auront eu le temps d’intervenir d’ici là, sans qu’aucune mesure n’ait été prise. La plus grande faillite bancaire en Suisse n’aura donc pas suffi à bouger les lignes. Cette posture interroge aussi et d’abord sur le plan politique: la Droite est-elle le parti de l’impunité économique? Certainement pas. La Droite qui a bâti la Suisse a fait de ce pays un succès parce qu’elle incarnait mieux que quiconque l’idée que liberté et responsabilité allaient de pair, étaient les deux faces d’une même pièce.
Une faillite morale
Indéniablement, que ce soit en Suisse ou aux États-Unis, on se trouve d’abord face à une faillite morale, qui entraîne un déficit réglementaire. Le discours des partis de droite est que le sauvetage de Credit Suisse n’a «rien coûté au public». Or il est clair que les garanties et prêts à hauteur de dizaines de milliards fournies par la BNS représentent de la création monétaire, et que les garanties et prêts de la Confédération représentent de l’argent public. Au-delà, le simple rôle du public comme garant, désormais permanent depuis 2008, des sauvetages réguliers du système financier, a un coût et devrait être rémunéré par une prime d’assurance payée par le secteur financier au public, afin de payer ce risque.
En outre, il faut ajouter le coût social inévitable des licenciements futurs liés aux redondances de postes entre UBS et Credit Suisse, mais aussi les éventuels crédits d’impôts octroyés. Ces licenciements interviendront tôt ou tard, même si les élections fédérales d’octobre peuvent avoir imposé une halte aux mesures antisociales qui pourraient fournir des arguments à la gauche.
Au total, de part et d’autre de l’Atlantique, ce qu’on observe est un débat moins audible qu’en 2008, et une faible volonté d’agir pour éviter de telles débâcles.
En 2023, les catastrophes de marché, c’est la routine. Après une décennie d’argent facile et de hausse constante et largement artificielle des marchés, on veut bien supporter un peu de casse. Même si en réalité, seuls 10% de la population sont réellement exposés à la hausse des marchés boursiers et ont profité de cet argent facile.
Mais la culture de l’argent facile est omniprésente. D’ailleurs, le mot «krach » se perd, car les marchés nous ont habitués à des hausses paraboliques alimentées par la Fed, suivies de chutes vertigineuses… amorties par la Fed.
Durant les années qui séparent 2023 de 2008, la Fed nous a aussi habitués à des injections d’une tout autre ampleur: 5000 milliards de dollars créés seulement entre juillet 2019 et mai 2022, pour acheter des titres et soutenir les marchés. Initialement, c’était pour «couvrir» un krach du système non bancaire (shadow banking) passé quasiment inaperçu en 2019 et lié à la réduction des injections de la Fed depuis 2014, dont seule la presse spécialisée avait parlé. Puis c’était pour couvrir la pandémie du Covid en 2020, avec prolongations jusqu’en 2022. Puis en mars 2023, avec le krach de la Silicon Valley Bank et des suivantes, lié à la hausse des taux d’intérêt, 400 milliards sont injectés par la Fed uniquement du 7 au 21 mars.
Débauchage indolore mais fatal
Face à cette politique de sauvetages en roue libre, le débat public est tout aussi faible aux États-Unis qu’en Suisse. 2008 est bien loin. La poussée vers une réglementation efficace du système bancaire, et surtout pour une supervision du système financier non bancaire, qui est hors de contrôle, est quasi inexistante en comparaison à 2008.
Que s’est-il passé durant ces 15 ans? Quelque chose de l’ordre d’une banalisation, d’une désensibilisation, d’une perte d’espoir dans une réforme opérante, et d’un désengagement public.
Les marchés tournent en circuit fermé, en déconnexion avec le reste de l’économie. Ils se souviennent de l’économie réelle uniquement lorsqu’ils font des pertes qu’ils ne veulent pas payer. Là, on débauche la monnaie en l’imprimant par milliards, ce qui la dévalue et nuit à l’ensemble des épargnants.
Mais c’est une taxe discrète et indolore. Encore aujourd’hui, la plupart des gens ignorent que leur épargne est dévaluée par les faillites bancaires régulières, et qu’il faut 7 fois plus de dollars pour acheter la même quantité d’or qu’il y a 23 ans, et 4,5 fois plus de francs suisses.
Ces sauvetages ont donc bel et bien un coût public, financé par chaque épargnant qui y cotise par son épargne, et par chaque salarié qui les paie par son pouvoir d’achat.
Pas des faillites, des transferts
Au final, ces faillites bancaires sont-elles vraiment des faillites? Est-ce que tout le monde y perd et personne n’y gagne? Non. La différence est là. Lors de la faillite d’une société anonyme de l’économie réelle, tout le monde y perd vraiment. Les actionnaires, les créanciers et les clients y laissent tous des billes. Mais que se passe-t-il lors de ces «faillites» du système financier? Beaucoup y gagnent.
Certes, il est indéniable que les actionnaires et créanciers de Credit Suisse ont beaucoup perdu. Mais UBS y gagnera à terme. D’une part, en raison de l’écart entre la valeur d’achat de Credit Suisse et sa valeur comptable. D’autre part, à travers les bénéfices futurs générés (supposément dès 2027) sur les affaires combinées, le tout limité à la baisse par des garanties de la Confédération.
En outre, parmi les gagnants figurent les hedge funds qui ont parié sur la chute de Credit Suisse et ont gagné des milliards sur ce trade et celui tenté sur d’autres banques. Lors des derniers jours de cotation du CS, les spéculateurs ont en effet dépecé l’action sur le marché, en gonflant aisément les rumeurs de faillite pour encaisser le bénéfice sur l’écart entre le prix de départ et celui d’après-effondrement. Une situation identique à la crise grecque et celle de l’euro en 2010-2012.
Ainsi, lors de ces «faillites», certains acteurs du marché s’enrichissent fortement et participent directement à accélérer la débâcle dont ils profitent, hors de toute régulation. Plutôt que des faillites, ce sont des changements de mains d’argent, qui aboutissent à concentrer les richesses un peu plus. Et les risques aussi. Et les déséquilibres du système. Face à cela, les États et les régulateurs n’ont jamais été aussi faibles pour défendre les intérêts financiers des épargnants, des contribuables et des salariés.