La BNS a perdu 142 milliards en 9 mois cette année. Cela efface entièrement les profits accumulés depuis 2017 et pompe les réserves pour distributions futures. Comment la BNS a-t-elle réussi à perdre autant d’argent en quelques mois? C’est la question que nous avons traitée avec Pascal Décaillet sur Léman Bleu et qui a généré de nombreux commentaires et réactions.
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Une volatilité excessive
La communication sur les pertes de la Banque nationale suisse (BNS) n’a pas divulgué l’essentiel: le contenu précis du portefeuille de placements qui est à l’origine de ces pertes. C’est pourtant le sujet qui devrait nous occuper. Mais cela est impossible puisque la BNS ne publie pas les titres qu’elle détient en portefeuille et ne rend aucun compte sur ses choix d’investissement. On sait seulement qu’elle a perdu 54 milliards en actions et 71 milliards en obligations. Sauf qu’aujourd’hui, avec un bilan de près de 900 milliards (le double d’il y a 10 ans), il devient difficile d’accepter l’opacité qui règne encore sur ces placements.
C’est uniquement grâce au site de l’autorité boursière américaine que l’on connaît en détail la partie américaine de ces investissements. On y découvre que le portefeuille d’actions de la BNS a culminé 177 milliards de dollars à fin mars, soit 20% des placements totaux de la BNS, concentrés sur cette région du monde. Les actions Apple y représentaient à elles seules 12 milliards, soit davantage que la valeur boursière de Credit Suisse. Ce qui a fait de la BNS l’un des 20 plus gros investisseurs au monde en actions Apple. Si on ajoute les milliards investis en actions Facebook, Google, Microsoft et Amazon, la BNS a détenu plus de 40 milliards uniquement en actions GAFAM.
USA: les 3/4 des pertes sur actions
A la suite de la chute vertigineuse de ces titres, le portefeuille d’actions américaines représentera les 3/4 de la perte totale sur actions annoncée par la BNS pour fin septembre, soit environ 40 milliards sur les 54 perdus. Cela rappelle un peu les 50 milliards perdus par UBS sur le seul marché financier américain en 2008. L’éternel syndrôme du papillon suisse qui se brûle les ailes à vouloir voler trop près du feu de Wall Street? Parmi nos constats: rien que la part d’actions Apple de la BNS pesait davantage que Credit Suisse.
Une des principales explications de la perte tient donc à la part démesurée qu’a placée la Banque nationale sur ces marchés hautement volatils. Et alors, me direz-vous, cela ne reste-t-il pas un excellent placement? Pas pour une banque centrale. C’est une forte concentration dans un secteur à haut risque. La diversification est clairement insuffisante. En se surexposant aux techs américaines, la BNS a soumis les réserves de l’institution à un rollercoaster financier. L’action Facebook (Meta) s’est par exemple envolée de 153% entre mars 2020 et septembre 2021, avant de chuter de 76% sur un an. Pas vraiment le type de volatilité approprié pour une institution qui gère de l’argent national.
Une autre façon d’illustrer le risque de ces valeurs technologiques, est de regarder ce qu’un investisseur aurait perdu en théorie sur cette bulle, s’il avait acheté au plus haut pour chacun de ces titres, et vendu au plus bas:
L’exposition est d’autant plus grande pour la BNS, qu’elle est devenue un gros acheteur en quelques années sur le marché américain: son portefeuille d’actions a quasiment décuplé depuis 2013, pour atteindre 177 milliards, avant de chuter à 147 milliards fin juin.
Un problème de durabilité
Avec plus d’exposition, vient plus de responsabilité. On va donc aborder l’autre question, celle des secteurs controversés. La BNS investit abondamment dans tout l'univers pétrole, gaz et armement américain. Des secteurs désormais souvent exclus des placements durables et éthiques vers lesquels la place financière suisse affirme vouloir s’orienter. Or on constate que la BNS détient des parts dans les groupes de défense General Dynamics et Raytheon et dans la totalité des groupes pétroliers et gaziers américains comme Exxon, Chevron ou ConocoPhilipps.
Et ce, malgré les critiques déjà formulées par le public en Suisse à cet égard. «La BNS possède pour au moins 10 milliards de francs dans des entreprises actives dans l’alcool, le tabac, la pornographie, les combustibles fossiles et les armes personnelles», commente sur le fil LinkedIn Marie-Amélie Dupraz-Ardioz, responsable durabilité pour l’Etat de Fribourg. Elle a effectué ce calcul en parcourant les placements américains de la BNS et précise que «c’est une estimation grossière, basée uniquement sur des critères d'exclusions sectoriels (et les plus basiques)».
La BNS n’entre pas en matière sur l’identité des firmes qui la conseillent sur ce type de choix et s’occupent de la gestion de cette manne. Elle indique seulement investir dans de grands indices et ne pas s’arrêter sur des noms individuels. Or déjà en 2015, nous avions fait l’étonnant constat que l’institution avait acheté pour plus de 2 milliards de dollars dans 58 entreprises du secteur du pétrole et gaz de schiste, hautement spéculatives et polluantes, qui ne figuraient pas dans les grands indices. Seuls les hedge funds et les fonds de private equity osaient s’y risquer. Entre 2014 et 2015, la BNS a enregistré des pertes sur ce secteur, mais elle a encore racheté des positions, avant de perdre en tout 1 milliard suite à plusieurs faillites, soit la moitié de ce qu’elle y avait placé. Là aussi, rien qui ressemble à la gestion d’une institution publique qui, il faut le rappeler, est détenue à 80% par les cantons et les banques cantonales.
Pertes sur l’euro
Parlons maintenant de ces 71 milliards perdus en 9 mois sur les obligations. Cette partie du portefeuille est essentiellement investie en euros. Nous n’avons pas beaucoup d’informations, faute de transparence sur les titres acquis. Il est évident que la BNS est directement exposée à la chute de l’euro (qui a perdu 10% contre le franc sur la période), à travers les centaines de milliards qu’elle a accumulés en obligations souveraines. Mais elle a aussi perdu sur la valeur des obligations, qui ont chuté avec la hausse des taux d’intérêt de la zone euro. Cette politique consistant à amasser des emprunts en euros pour affaiblir le franc suisse a été maintes fois critiquée depuis 15 ans, car le bilan de la BNS se retrouve, depuis lors, à la merci d’un effondrement de la monnaie unique.
La politique d’achat massif d’obligations allemandes «a d’ailleurs contribué à pousser leurs taux d’intérêt en terrain négatif», commente sur LinkedIn Alexander Gloy, conseiller financier basé à New York. «Qu’est-ce que cela signifie pour la BNS d’acheter des obligations allemandes à taux négatif? Cela signifie un transfert de richesse de la BNS (contribuables suisses) vers le gouvernement allemand (contribuables allemands). En d’autres termes, la BNS fait un cadeau à l’Allemagne. C’est aussi pourquoi elle a dû s’aventurer dans les actions». Avec les risques que cela comporte.
Fonte des fonds propres
Résultat: les fonds propres de la BNS, qui atteignaient 20% du bilan fin 2021, ont fondu à 6% en 9 mois. La BNS risque-t-elle l’insolvabilité? Cette situation s’était déjà présentée il y a exactement 7 ans. Les fonds propres étaient tombés de 30% en 2009 à moins de 6% en 2015. Le président de l’institut, Thomas Jordan, avait expliqué que, même dans le cas de fonds propres inférieurs à zéro, la Banque nationale ne risquerait ni recapitalisation ni mise en faillite. «Une banque centrale ne peut être comparée à une entreprise privée, car elle peut créer elle-même des liquidités». Mais il avait admis que «si une situation de sous-capitalisation persiste sur la durée, cela peut devenir problématique même pour une banque centrale, car la BNS serait forcée de créer de l’argent, ce qui est générateur d’inflation».
Sa politique, à terme, aurait donc des conséquences sur le pouvoir d’achat des Suisses. Et en effet, c’est un fait peu connu, mais le franc suisse baisse déjà depuis des années face à l’or. On évoque souvent sa hausse face aux autres monnaies, mais on oublie qu’il se déprécie face à l'or: il faut 4 fois plus de francs pour acheter la même once d’or qu’il y a 15 ans. La création de ces 900-1000 milliards de francs suisses de réserves placées en dollars et euros n’est pas étrangère à cette évolution. Pour l'épargnant suisse, cette création monétaire est donc une taxe, qui aurait pu être compensée par les distributions aux Cantons et à la Confédération, mais qui ne l’est plus, car les pertes boursières ont dépassé 5 années de profits.
Thierry Crovetto, analyste financier indépendant basé à Monaco, nous en fait une éloquente démonstration sur LinkedIn: «Depuis 2000, le SMI (l’indice des actions suisses), dividendes réinvestis, a progressé de 164,5% en francs suisses, et il a reculé de -26,4% en onces d’or». En d’autres termes, si on exprimait la hausse des actions suisses en or plutôt qu’en francs, les actions ont reculé plutôt qu’augmenté. Sur ce graphique tiré de Bloomberg, la courbe blanche exprime le SMI en francs suisses (CHF), et la courbe rouge le SMI en onces d’or (XAU). Le différentiel montre que la bourse est montée dans une monnaie qui se déprécie (le franc) mais pas dans une monnaie qui conserve sa valeur (l’or).
Au final, le risque n’est pas tant celui d’une faillite de la BNS que d’une perte de valeur et de crédibilité pour le franc suisse.
En conclusion, il paraît évident aujourd’hui qu’avec un portefeuille qui atteint 890 milliards de francs, le fait que la BNS ne rende pas de comptes au public sur ses choix d’investissement devient problématique. Le public suisse devrait savoir dans quoi investit la BNS, quelles firmes la conseillent et s’occupent de ces allocations, et comment se justifient ces choix.
Nombreux sont ceux qui répondent que la perte est encore «virtuelle», tant que la BNS ne vend pas ses titres. Cela est vrai, mais la perte n’en est pas moins concrète dans le sens où les cantons et la Confédération ne recevront pas les 6 milliards qu’une Convention de 2019 leur attribue. Ce qui a des conséquences sur les finances publiques.
Il y a 10 ans, la BNS n'avait pas un tel portefeuille. Ses investissements ont décuplé depuis. Il est grand temps de divulguer en toute transparence le contenu de ce portefeuille, avec toutes les mesures nécessaires à une information complète du public. Et de soumettre la gestion de cette manne, qui dépasse la taille du PIB du pays, à la surveillance du peuple.
Des représentants élus doivent siéger au Conseil qui supervise la banque nationale. Ils doivent être consultés sur les choix d’investissement de l’institut, sur ses prises de risque, sur les critères de durabilité à appliquer dans ses placements, et sur les firmes extérieures qui sont mandatées pour gérer cet argent. Aucun discours sur l’indépendance de la BNS ne saurait permettre à celle-ci de se soustraire à la vigilance des citoyens, au nom desquels elle gère l’argent national, dont le pouvoir d’achat et l’épargne sont directement affectés par ses décisions, et auxquels, en définitive, elle appartient par l’esprit et par la loi.