Alors que les hommages pleuvent à la suite du décès d’Elizabeth II d’Angleterre, rangeons les mouchoirs un instant pour nous interroger sur le rôle de monarque au XXIe siècle. Et en particulier sur sa vacuité et son évidente perte de sens.
Si on observe les réactions du public, on constate qu’un vide intellectuel sous-tend les réactions. Il est le reflet du faible rôle réel joué par Buckingham Palace dans la vie des Britanniques. La famille royale, qui tire ses revenus de ses terres et de ses propriétés d’une valeur de près de 20 milliards de dollars, touche en effet des subventions publiques chaque année (le «Sovereign Grant»), payées par le contribuable, au moment où les salaires des Britanniques connaissent leur plus long recul depuis le début des statistiques en 1955, en raison de l’inflation.
Des coûts en hausse
Comme l’explique Bloomberg, les coûts annuels de la famille royale ont augmenté et dépassent les 120 millions de dollars. Lorsque les revenus des propriétés sont en baisse, comme c’était le cas ces dernières années, et qu’il faut en outre restaurer les bâtiments de Buckingham, les subventions demandées au contribuable augmentent. Ces subventions ont quasi triplé en dix ans, progressant beaucoup plus vite que l’inflation. C’est ainsi que la famille royale recevra pour ces deux prochaines années près de 200 millions de dollars de subventions pour couvrir ses besoins.
Le rapport des Britanniques et du reste de l’Europe à la monarchie est largement affectif. Au décès d’Elizabeth II, c’est d’abord à l’émotion et à la symbolique du pouvoir que s’attachent les messages d’adieu. Sur les photos qui inondent les réseaux, la couronne est l’objet qu’on voit en premier, symbole d’un empire jadis étendu. Peu de gens savent à quel point la Couronne d’Angleterre exerce en réalité peu de pouvoir sur la scène politique britannique.
On revoit la reine jeune en noir et blanc, portant diadème et ornements. Le faste de ces photos submerge les nostalgiques de la grandeur passée de l’Angleterre et de son influence dans le monde.
Tailleur et chapeau assortis, la monarque est plébiscitée pour son élégance et sa longévité (96 ans), plus que pour l’exercice d’une véritable gouvernance ou pour des faits d’armes concrets, même si on lui reconnaît une grande stabilité. On veut rendre hommage à une certaine idée de la tradition aristocratique européenne, mais on reste dans une vacuité qui trahit la perte de sens de l’institution monarchique, au moment où elle coûte le plus au contribuable.
Ce qu’évoque Elizabeth II, c’est un staying power ou une capacité à préserver des valeurs et un ordre établi, qui rassure. Mais qui n’est pas réel. Le Royaume-Uni a en effet décliné plus que tout autre pays ces sept dernières décennies. De 3e puissance économique mondiale en 1952, le Royaume-Uni est tombé à la 8e place, en termes de PIB réel à parité de pouvoir d’achat, derrière la Chine, les Etats-Unis, l’Inde, le Japon, l’Allemagne, la Russie et l’Indonésie, indique le «Financial Times». Idem en termes de puissance militaire: le Royaume-Uni est la 8e armée du monde, dépassé même par la France, et se retrouve affaibli face à des puissances antagonistes comme la Russie et la Chine (2e et 3e selon le même classement).
Un pouvoir ancré dans l’Eglise déclinante
Mais le mythe a perduré en puisant dans le passé. Si les images du couronnement du 2 juin 1953 à l’Abbaye de Westminster ont eu un tel impact, c’est parce que c’était une sorte de sacre pour l’ensemble du monde développé, à l’apogée des puissances victorieuses de l’après-guerre. A ce titre, Elizabeth II était une doyenne de l’ancien monde.
Sauf que rien n’est pareil dans le nouveau monde. Le couronnement de Charles III, qui doit avoir lieu dans quelques mois, attirera-t-il aussi 8000 invités, y compris toutes les têtes couronnées du monde, et 3 millions de spectateurs dans les rues de Londres (sachant que la population a augmenté d’un tiers depuis)? Il sera intéressant de comparer les deux cérémonies, à 70 ans d’écart: tout porte à croire que l’engouement ne sera plus le même.
La monarchie est partout en déclin. En 2015, entre 75% et 80% des Britanniques étaient favorables à leurs têtes couronnées. Depuis 2019, ce niveau est tombé entre 50% et 68%. En Espagne, 55% des citoyens interrogés sont favorables à un référendum pour choisir si le pays doit garder un régime monarchique ou se transformer en République.
A la source du pouvoir symbolique de Buckingham Palace réside l’Eglise. C’est elle qui consacre le roi ou reine d’Angleterre, et chaque rituel de cette cérémonie témoigne de l’union intime entre le religieux et le souverain.
Cet attribut sacré signifie qu’avec le déclin de l’Eglise au fil du règne d’Elizabeth, vient aussi celui de la Couronne et de la légitimité des monarchies en général.
Très peu de pouvoir réel
Dans la réalité constitutionnelle, le monarque britannique a très peu de pouvoir. Un peu comme dans un jeu d’échecs, sa capacité d’action est inversement proportionnelle à son titre et à la majesté qu’il dégage. On est donc très proches d’une monarchie purement protocolaire. En matière d’opinion, la règle d’or est l’insondabilité (impossibilité de savoir ce que pense le monarque), un art qu’a parfaitement maîtrisé Elizabeth II. Vous ne trouverez pas de citations de la défunte reine sur les photos d’elle postées sur les réseaux sociaux. Elle n’a par marqué son temps avec un discours propre. On ne connaîtra pas sa philosophie ni sa pensée. Elle n’était ni Simone de Beauvoir, ni Coco Chanel, ni Mère Teresa.
Incarner une institution, c’est être le porte-drapeau d’une entité supérieure. On est jugé et félicité sur le degré d’effacement dont on est capable. Les discours qu’a lus Elizabeth ont été écrits pour elle, dès son plus jeune âge. Chaque année, lors du Queen’s Speech, elle a présenté devant le Parlement britannique le programme du gouvernement, qui est écrit par ce dernier. Comme le savent les fans de la série «The Crown» sur Netflix, la reine pouvait seulement exercer une influence informelle lors des discussions privées avec le ou la chef(fe) du gouvernement, sans jamais rendre les désaccords publics.
S’exprimer est un luxe que n’a pas le souverain
S’il est possible en pratique pour le monarque de rejeter certaines propositions de Downing Street, Elizabeth II n’a jamais utilisé ce pouvoir, même quand Boris Johnson a suspendu le Parlement en 2019. Son successeur, Charles III, voit déjà des prérogatives lui être retirées alors qu’il a 73 ans, du fait de ses nouvelles fonctions de roi. Comme celle d’émettre des opinions, notamment en faveur de son sujet préféré, l’activisme climatique. S’exprimer est un luxe que n’a pas le souverain de Buckingham Palace.
A cet égard, le choix photographique du «Financial Times» au terme de sa succession est parlant:
On y voit un Charles âgé (comme l’est la monarchie), qui va de l’avant, mais particulièrement accessible. Reste à voir s’il parviendra à grappiller quelque marge de manœuvre. L’époque ne favorise pas l’effacement, quand des personnalités dix fois plus riches que la monarchie britannique (Elon Musk ou Bill Gates) tweetent leurs idées en temps réel.
Le pouvoir symbolique peut exister, mais il n’est qu’une émanation d’un pouvoir réel au plan économique et militaire. Il existera alors pour être le reflet et le gardien de cette suprématie. Quand elle s’effrite, la monarchie faiblit aussi. Dans un Royaume-Uni sorti de l’Union européenne et ramené au rang de petite puissance, sans contrôle sur les matières premières et fortement affecté par l’inflation, la maison royale de Buckingham ne pourra pas longtemps justifier son train de vie et bluffer son monde.