Ce qu’on vit actuellement n’est pas un renchérissement passager. Le consommateur suisse va probablement devoir payer plus cher sur la longue durée. Plus cher en raison de la guerre en Ukraine et du Covid-19, qui imposent de coûteux changements des sources d’approvisionnement. Plus cher parce que l’urgence climatique imposera d’autres façons moins polluantes de produire, qui ont leur coût. Plus cher parce que l’argent facile n’est plus là, et que le coût du crédit s’envolera. Ces changements s’inscriront dans la durée.
Déjà, les taux hypothécaires à 10 ans sont passés de 1,2% en décembre à plus de 3% en juin. Si vous avez une hypothèque qui arrive à échéance l’an prochain, mieux vaut sécuriser votre taux dès aujourd’hui car la probabilité est élevée que les taux continuent à monter. Les loyers s’orientent aussi à la hausse dans le bassin lémanique. Les biens de consommation augmentent: prix de l’essence, du gaz, de l’électricité, des meubles, des voitures, des ordinateurs, des billets d’avion, du café, du pain, du beurre ou de la bière.
Déjà, nous subissions une inflation déguisée à de multiples niveaux et depuis des années: bouchons dans les villes, parkings insuffisants, sièges plus petits dans les avions, «shrinkflation» (moins de produit pour le même prix), retards, annulations et grèves dans les transports, files d’attentes dans les aéroports, explosion des primes d’assurance maladie (non comptées dans l’inflation), durcissement des conditions d’achat immobilier, baisse de 30% de nos rentes de retraite sur 30 ans, à cotisations égales.
Certes les ménages suisses profitent de la force du franc suisse, qui leur préserve un pouvoir d’achat supérieur à celui des voisins européens. Sur 40 ans, le franc suisse a ainsi doublé de valeur face à l’euro. En juin 1982, il fallait 2 francs pour acheter 1 euro (qui s’appelait alors l’ECU). Aujourd’hui on est à parité, 1 franc vaut 1 euro.
Valeur du franc suisse pour 1 euro, du 20 juin 1982 au 20 juin 2022
Mais cela n’a pas pu empêcher l’inflation mondiale de gagner la Suisse, où le renchérissement s’élève à 2,9% depuis mai. À quoi il faut ajouter la hausse prévue de 8% à 10% des assurances maladie.
Parlons à présent de ce qu’il y a en face des dépenses: les revenus.
Salaires dévalués
Si les revenus augmentaient autant que l’inflation, les ménages ne la sentiraient pas autant. Mais les salaires ont stagné sur un an (-0,2%). Et sur les 10 années écoulées, ils n’ont connu qu’une très maigre progression de 1%. À présent, le patronat brandit la menace d’une «spirale inflationniste» pour justifier l’impensable: ne pas adapter les salaires. Or cette menace est commodément exagérée. Les enquêtes récentes auprès des employeurs parlent d’ajustements de salaires qui ne devraient pas dépasser les 1,2% à 1,5% cette année et l’an prochain. Alors avant de sortir les grands mots, souvenons-nous de ce qu’étaient les vrais épisodes de spirales inflationnistes en Suisse, comme celui de 1991: les salaires avaient alors augmenté de 8% par an pour s’ajuster à une inflation de 6,6%.
Aujourd’hui, on chipote alors que les salaires ont été négligés depuis 10 ans, à cause du nivellement par le bas des salaires moyens suisses exercé par les délocalisations et par la globalisation. Seuls les hauts salaires, généralement indexés sur la bourse, ont augmenté, de même que les comptes des investisseurs, qui ont été rémunérés par l’envolée boursière, subventionnée par les banques centrales. Mais pour le plus grand nombre, l’arrivée d’une inflation de 2,9% signifie que les ménages voient se détériorer leur (déjà faible) capacité à dépenser d’encore 2,9% par rapport à l’an dernier.
Il est à l’évidence prioritaire de préserver le pouvoir d’achat des ménages moyens si l’on veut soutenir la consommation, sur laquelle repose l’édifice de la croissance économique. Une inflation prolongée entraîne une baisse des dépenses de consommation pour les denrées alimentaires non basiques et en général pour les dépenses non nécessaires (voyages, électronique, hôtels, etc.), ce qui ralentit l’économie et peut causer une récession.
L’épargne sanctionnée
L’autre élément tout aussi négligé depuis des années, c’est l’épargne. Ceci, en raison des taux négatifs que la Banque nationale suisse (BNS) a instaurés depuis fin 2014 et qui sanctionne quiconque a accumulé des économies. Avec les taux négatifs, le concept de compte épargne s’est perdu, tout comme la notion de placement sans risque. Les retraites ont aussi subi la pénalité de la disparition des rendements non risqués et sont investies de manière plus risquée, sur le marché des actions.
Désormais, l’inflation vient s’ajouter à cela. À 2,9%, elle signifie que vos économies qui valaient 200’000 francs il y a 1 an ne valent plus que 194’200 francs aujourd’hui. À quoi se soustraient les taux négatifs. Si la BNS a relevé son taux d’intérêt de -0,75% à -0,25% le 16 juin, pour tenter de freiner l’inflation, c’est nettement insuffisant pour les épargnants: cela va seulement déduire 0,25% de leurs 2,9% d’inflation. Cette sanction de l’épargne due à une politique monétaire trop molle décourage elle aussi les dépenses de consommation.
Maintenant, on doit s’interroger: pourquoi les banques centrales ont-elles mis si longtemps à relever les taux d’intérêt, qui restent encore extrêmement bas, alors que l’inflation s’est déclarée depuis plus d’un an et demi? En Suisse, on a des taux à -0,25% alors que l’inflation est à 2,9%. Or cela justifierait des taux à 3%. En Europe, c’est pire: on a des taux à -0,5%, qui n’ont même pas commencé à monter (ils ne monteront qu’à -0,25% en juillet), alors que l’inflation est à 8%. Les épargnants perdront encore 8,25% et les salariés devront s’endetter pour finir le mois. Aux Etats-Unis, les taux sont à 1,75% alors que l’inflation est à 9%. Là aussi, un écart aberrant, quand on pense que les taux devraient être à 9% pour préserver l’épargne, et qu’ils auraient dû commencer à monter il y a plus d’un an. Alors, pourquoi les banques centrales sont elles si à la traîne?
Rappelons, tout d’abord, pourquoi le fait de relever les taux d’intérêt permet de freiner l’inflation: quand on augmente les taux d’intérêt, on rend le crédit plus cher, et on réduit l’argent en circulation. Comme l’argent devient plus rare, la monnaie s’apprécie, ce qui lui fait gagner en pouvoir d’achat. Les prix, exprimés dans la monnaie appréciée, se réduisent. Si l’inflation est de 2% et que le taux d’intérêt monte à 2%, il compense l’inflation. Pour l’épargnant, cela lui permet de ne pas perdre 2% sur son épargne chaque année.
Alors, pourquoi donc les banques centrales n’ont-elles pas agi plus vite? Parce que la Fed américaine a entretenu l’idée que l’inflation était «transitoire», et ce durant toute l’année 2021. Et pourquoi a-t-elle privilégié cette notion de «transitoire»? Parce que les marchés boursiers, très surévalués suite à des injections massives d’argent facile, sont très vulnérables aux hausses de taux, qui obligent les spéculateurs à se désendetter en vitesse et à vendre des actifs. On voit d’ailleurs déjà l’effet, sur les marchés, de la petite hausse des taux américains à 1,75%, un niveau qui reste extrêmement bas pour une inflation américaine à 8%, mais qui a suffi à faire chuter le bitcoin de 70% depuis novembre, et de 30% l’indice des valeurs technologiques Nasdaq.
Chute de 70% du bitcoin depuis novembre, en dollars américains
Si les banques centrales avaient réagi l’an dernier, l’inflation serait déjà maîtrisée et la question des salaires serait moins criante. Mais elles se sont livrées à une expérience dangereuse: après avoir admis que l’inflation n’est pas transitoire, elles ont tenté de modifier uniquement par le discours les attentes inflationnistes des consommateurs, en gagnant du temps et en espérant que l’inflation partirait d’elle-même.
Cela s’appelle la «gestion des anticipations». C’est appliqué depuis longtemps à la bourse: quand, lors d’un krach, un banquier central annonce qu’il fera «tout ce qu’il faut» pour faire remonter le marché, cela suffit à stabiliser la chute. C’est ce qui s’est passé lors de l’effondrement de la dette souveraine en euros: le banquier central européen Mario Draghi avait alors prononcé, le 26 juillet 2012, la fameuse expression «Whatever it takes»: «Nous ferons tout ce qu’il faudra pour préserver l’euro, et croyez-moi, cela suffira». Sous-entendu: nous imprimerons autant d’argent que nécessaire pour acheter le marché obligataire européen, jusqu’à ce qu’il remonte. Les traders, qui eux n’ont pas de planche à billet à disposition, ont eu peur d’être pris à l’envers, et la spéculation à la baisse qui ravageait les obligations européennes depuis 2 ans a cessé illico, personne n’étant à même de vendre contre la BCE. Il n’a pas eu besoin de mettre sa menace à exécution.
Sauf que voilà, pour l’inflation, ça ne marche pas. Répéter durant des mois qu’«on va combattre la hausse des prix», sans toucher aux taux d’intérêt ou en promettant des hausses dans de longs mois, et espérer que l’inflation s’évanouira, tandis que les taux d’intérêt restent au final à zéro, c’était impossible. À l’heure actuelle, les banquiers centraux espèrent encore que la simple promesse de futures hausses de taux puisse faire l’affaire, et qu’il n’y aura pas besoin de les remonter et de crasher les marchés. En effet, le drame est que les marchés ne supporteront pas des taux bien plus élevés qu’actuellement.
Alors les banques centrales traînent, espacent les annonces et les hausses, font mine de ne pas voir que l’inflation galopante, elle, n’attend pas pour progresser. Sur le dos de qui se fait cette politique? Sur celui des salariés, qui depuis un an et demi paient de leur poche l’inflation avec des salaires non ajustés. Au final, c’est bien la croissance qui accusera le coup. On ne cesse d’essayer de révoquer les lois de l’économie. Une tentation très régulière. Et à chaque fois, on a échoue.