La chronique de Myret Zaki
Ces boîtes cool qui ont les pires conditions de travail

Digitec, Batmaid, Smood, Tik Tok… des entreprises qui font rêver de l’extérieur et se révèlent être un cauchemar à l’interne. En cause, le culte de la productivité et son coût humain dévastateur.
Publié: 23.05.2022 à 13:24 heures
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Dernière mise à jour: 23.05.2022 à 13:36 heures
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Chez Digitec Galaxus, premier détaillant en ligne de Suisse, les conditions de travail, particulièrement dans le secteur de l'emballage, sont extrêmes.
Photo: DR
Myret Zaki

Que se passe-t-il dans les entreprises très populaires nées du boom récent de la tech, ces chouchous du public qui nous font rêver? Depuis quelques mois, une avalanche d’articles de presse nous dévoile les conditions de travail déplorables qu’on trouve chez Digitec Galaxus, Batmaid, Smood ou Tik Tok. À chaque fois, on peine à croire à l’envers du décor, qui révèle un prolétariat mal payé et surmené digne du film «Les Temps Modernes» de Chaplin, sauf que le décor est high tech. Tandis que ces entreprises ont été initialement encensées pour leur culture interne, «l’ubérisation» du travail trahit un retour en arrière. Mais surtout, le contraste est saisissant avec l’image trendy de ces boîtes et la sympathie qu’elles suscitent auprès du public.

En mai, Blick a dévoilé les conditions de travail qui régnaient chez Digitec Galaxus, le plus grand détaillant en ligne de Suisse. On aime regarder ses pubs au cinéma, on aime moins découvrir le véritable prix de cette flexibilité qui nous permet de commander un article avant 19h et de le recevoir le lendemain dans notre boîte aux lettres. Des employés ont témoigné qu’à l’interne, «tout est axé sur la performance», «qu’on est passés de 70 à 205 articles à scanner par heure», «sous surveillance constante», et que des collaborateurs du secteur de l’emballage s’effondraient régulièrement. Le CEO a dû reconnaître le problème, qu’il explique par la «croissance gigantesque qu’a connue le groupe durant la pandémie.»

Smood, Batmaid, Tik Tok: même(s) problème(s)

Chez Smood, le Uber Eats suisse, c’est en novembre dernier que les conditions de travail ont été dénoncées par les livreurs, qui se sont mis en grève dans toute la Suisse romande. En cause, des salaires (déjà très bas) qui n’étaient pas versés à temps, puis quand enfin ils l’étaient à la suite de réclamations, des dizaines d’heures manquaient encore au décompte, ce qui avait rompu la confiance. Smood a dû se mettre à la table des négociations.

Chez Batmaid, autre succès suisse dont la croissance a été trop rapide, les employés du siège ont témoigné vivre l’enfer à l’interne. Horaires de travail extensibles à l’infini, heures supplémentaires non payées, demandes de venir au bureau lors d’arrêts maladie, démissions nombreuses et problèmes de santé. Des témoignages qui font écho à ceux d’autres groupes tech, à commencer par le géant chinois Tik Tok.

Là aussi, une croissance débridée mal gérée, qui a fatalement un coût humain élevé. Mi-mai, des ex-employés de Tik Tok aux États-Unis ont révélé qu’ils avaient souffert de privations de sommeil, de travail systématique les week-ends et de meetings présentiels obligatoires à l’autre bout de la terre. Des employés qui n’ont plus de vie privée et doivent tirer la prise avant de perdre leur santé. On retrouve une culture interne axée sur l’hyperproductivité, qui a permis à Tik Tok une croissance phénoménale, deux fois plus rapide que Facebook sur ces six premières années.

Le revers de l'ubérisation

C’est toujours la même histoire, le même récit. Soulignons l’importance qu’a eu la médiatisation de ces témoignages pour sensibiliser le public au coût de ces réussites et pour amener ces cultures d’entreprise à changer, même quand les managements sont peu à l’écoute. Il n’est pas étonnant que l’on soit choqué d’apprendre ces réalités. Souvenons-nous du mythe plutôt paradisiaque des toboggans d’entreprise qui nous accueillent chez Google, des babyfoots d’eBay, des déjeuners sur l’herbe à la cafétéria de Microsoft, tous ces environnements de travail ludiques et ces designs zen que tant d’entreprises ont copiés depuis.

Il est vrai que les conditions ont été idylliques pour les ingénieurs de talent. Surtout au début du boom de la Silicon Valley il y a quinze ans, ils étaient surpayés et choyés. Dans son livre de management de 2014, «How Google Works», l’ancien CEO Eric Schmidt expliquait comment il fallait donner le pouvoir aux créatifs intelligents, même quand ils étaient difficiles. Chez Facebook, il y a eu le programme «recharge», qui encourage les employés à prendre un sabbatique de 30 jours tous les cinq ans. Encore récemment, Twitter a lancé des congés de santé mentale appelés «jours de repos». Influencés par ces avantages réservés aux créatifs du haut de l’échelle, on n’imaginait pas que c’est dans ce même secteur que des exécutants du bas de l’échelle travaillaient dans des conditions extrêmes aujourd’hui. Mais le Nasdaq a perdu 32% depuis six mois:

Evolution du cours du Nasdaq, l’indice des actions technologiques U.S.

Des licenciements chez de nombreux groupes sont à l’ordre du jour dans la tech, et la réduction des coûts devient la priorité. Même pour les cadres, les largesses d’hier sont désormais vues comme une sorte de wokisme managérial dont il faudrait se débarrasser au profit d’un retour à des formes de néotaylorisme revendiquées par Elon Musk et d’autres, au style plus texan que californien. On avait déjà déchanté avec les procès de l’ubérisation, qui ont amené Uber et d’autres plateformes à salarier leurs employés plutôt qu’à les considérer comme des indépendants. C’est aussi le cas de Batmaid en Suisse, qui a dû en 2021 améliorer les conditions de travail de ses femmes de ménage en leur offrant de devenir salariées et de cotiser des charges sociales. En France, la plateforme anglaise Deliveroo vient d’être reconnue coupable en avril de «travail dissimulé», ayant considéré ses livreurs comme indépendants plutôt que comme salariés pour éviter de payer les charges sociales, entre 2015 et 2017.

Des modèles d’affaires zéro social

Uber, Deliveroo et tant d’autres se sont bâtis sur l’idée séduisante de désintermédiation, disruptant l’État. Leur erreur: avoir cru pouvoir contourner les protections des travailleurs, ne pas avoir anticipé le risque ultérieur d’être réglementés et de perdre leurs atouts compétitifs (mais antisociaux) promis aux actionnaires. Le problème est aussi que, tant que l’ubérisation se passait en Chine, en Inde et dans d’autres pays à bas salaires, elle n’était pas trop visible. Mais dans nos villes, le sort des livreurs et des nettoyeuses peut difficilement être ignoré.

Au fond, la situation des multinationales de la tech n’est pas très différente de celle des monuments colossaux de l’Antiquité. Quel rapport, me direz-vous? L’Histoire nous enseigne que seuls des systèmes esclavagistes sont parvenus à bâtir des colosses, des pyramides, des temples mayas, des Taj Mahal. Les monuments d’aujourd’hui sont d’ailleurs un peu les multinationales et les grandes marques: quand on déambule sur la via Monte Napoleone à Milan, les nouvelles cathédrales se nomment Dior, Gucci, Versace, Dolce Gabbana; leurs bâtiments et fastueuses enseignes, vus depuis là, éclipsent le Dôme de la ville et ses cinq siècles d’histoire, dont on perçoit les contours affadis en arrière-plan. Certes, les empires de la consommation de luxe restent un secteur de niche. Mais les empires technologiques actifs sur le marché global de masse, qui fournissent aujourd’hui plus d’un tiers des emplois dans les villes, ne peuvent plus évoluer sous les radars et la facture de leur succès est bien lourde.

La question est simple: quelle société veut-on? Celle dont les entreprises ont des modèles de croissance fulgurants et accomplissent des réalisations planétaires, colossales, mais au prix de victimes humaines? Ou celle qui privilégie des entreprises à taille humaine, à la croissance pédestre mais régulière et qui ont le temps de prendre soin de leurs employés? Petit indice: en calculant sur le long terme et en intégrant les externalités pour l’ensemble de la société, il n’est pas sûr que le premier modèle soit le plus lucratif. Il est même certain qu’il l’est moins.

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