C’est un grand divorce. Nous sommes en guerre contre le reste du monde. Une guerre des valeurs, plus diffuse que peut l’être un conflit militaire. Une guerre culturelle et morale sur plusieurs fronts, qui nous oppose quasiment à tout le reste de la planète. Nous sommes en guerre sur l’écologie, la laïcité, la démocratie, les minorités, l’égalité hommes-femmes et le droit à l’avortement, les droits des travailleurs. Les guerres culturelles n’ont rien de nouveau et peuvent revêtir de nombreuses formes; durant la Guerre froide contre l’URSS, les Etats-Unis ont utilisé l’art contemporain comme arme pour ringardiser le communisme.
Aujourd’hui, ce qu’on veut ringardiser, c’est l’autoritarisme à la chinoise, c’est l’islam rigoriste, c’est l’irresponsabilité environnementale. Le problème est que les valeurs qui émanent aujourd’hui d’Europe et d’Amérique du Nord sont loin d’être universellement partagées. Pas même à l’intérieur de nos propres démocraties, d’ailleurs.
Dans le reste du monde, ces valeurs ne sont souvent ni un idéal, ni un but. Des puissances émergentes contreviennent à nombre de ces valeurs. Et nous le leur faisons savoir, par la dénonciation, par le refus. Ce soft power exercé par l’Occident ambitionne de maintenir notre aura de suprématie.
Et donc, face au Qatar, le foot et le business passent après les droits humains. De nombreuses villes européennes boycottent la Coupe du monde, en raison des violations des droits des travailleurs et du bilan écologique catastrophique d’un pays auquel on reprochait déjà des liens troubles avec le terrorisme.
Face à la Chine, même combat. Les capitales occidentales dénoncent les violations des droits des Ouïgours dans le Xinjiang, d’un régime auquel on reprochait déjà le contrôle totalitaire de ses citoyens.
Face à la Russie, c’est un procès pour crimes de guerre que réclament Bruxelles et Washington à la Cour pénale internationale, d’un régime belliciste dont on dénonçait déjà auparavant l’autoritarisme et la discrimination.
Face à l’Iran, on dénonce la mort de Mahsa Amini et on espère le renversement d’un régime théocratique qu’on voulait déjà auparavant voir aboli après tant d’années d’oppression politique, religieuse et économique.
A travers le prix Nobel de la paix, l’Occident affirme aussi ses valeurs, quand la récompense se porte en 2022 sur des opposants russes et biélorusses après être allée à un autre dissident russe en 2021.
En creux, ce que l’on promeut, c’est notre modèle démocratique et notre façon de vivre, qu’on aimerait continuer d’exporter.
Peu d’adhésion du reste du monde
Sauf que de l’autre côté, ça coince: l’Occident, dans sa croisade idéologique, récolte peu d’adhésion du reste du monde. Ces valeurs n’ont pas la même signification pour la vaste majorité des autres pays hors Europe et Amérique du Nord, et leur promotion est vue comme un instrument de domination. Des pays qui pèsent lourd sur l’échiquier géopolitique, comme la Chine ou l’Arabie saoudite, ne partagent pas cette vision et piétinent nos leçons de morale. L’Amérique et l’Europe se retrouvent de plus en plus seules à défendre leurs idéaux et prêchent dans le désert. Pire, les autres se battent pour imposer leurs propres valeurs, diamétralement opposées.
Des exemples? Au moment où des villes européennes se refusent à placer des écrans géants pour regarder la Coupe du monde au Qatar, le reste du monde lui, regardera les matches, car la polémique n’a pas franchi le seuil de notre continent. Dans la foulée, on apprend que le Conseil olympique d’Asie, une instance composée de 45 pays asiatiques et arabes, a choisi l’Arabie saoudite pour organiser les Jeux asiatiques d’hiver en 2029. Le Comité international olympique (CIO) n'a pas été consulté pour cette décision, les deux instances étant indépendantes l’une de l’autre. Or cette fois, ce n’est pas un stade ou deux qui seront construits et climatisés comme au Qatar. En Arabie saoudite, c’est une station de montagne à 500 milliards de dollars qui sortira du sol, et il est question de réfrigérer le désert. C’est dire si les membres du Conseil olympique d’Asie, créé en Inde en 1982 et basé au Koweït, n’ont cure de la durabilité, que défend leur homologue lausannois (le CIO). Deux instances, deux visions du monde: le divorce de valeurs est évident. Côté asiatique, des projets pharaoniques décomplexés. Côté CIO, des projets de Jeux économes et positifs pour le climat. Le fossé se creuse. La COP27 (du 6-18 novembre) ne fera sans doute que confirmer le décalage des priorités sur le volet climatique.
De même, les pays occidentaux n’ont pas été suivis lorsqu’ils ont voulu faire condamner la Chine au Conseil des droits de l’homme au sujet des Ouïgours. On pensait que c’était gagné d’avance? Loin de là. Début octobre, une majorité de pays au Conseil des droits de l’Homme a refusé ne serait-ce qu’un débat sur le sujet, qu’avaient proposé les Etats-Unis avec le soutien de l’UE. Même le Qatar et l’Indonésie se sont rangés du côté de Pékin, alors que la minorité ouïgoure est musulmane. Pour ces pays, ce n’est manifestement pas qu’autour des droits de l’homme que la partie se joue. Des intérêts stratégiques sont en jeu, et ces pays ne veulent pas se fâcher avec un partenaire aussi puissant que la Chine. Cette affaire survient après le refus, de plus d’une centaine de pays (40% du PIB mondial), de suivre les sanctions occidentales contre la Russie.
Autre organisation puissante qui ignore les priorités occidentales, l’alliance russo-saoudienne des pays exportateurs de pétrole: l’OPEP+. Début septembre, Joe Biden a essuyé un revers là aussi inédit. Après avoir pressé Ryad de baisser les prix du pétrole pour aider l’Europe et les Etats-Unis à supporter l’inflation, le président américain découvre que Riyad et Moscou (réunis au sein d'OPEP+) ont décidé de relever les prix, favorisant leurs intérêts et tournant le dos aux conséquences inflationnistes de la guerre en Ukraine.
Divorce Est-Ouest
Si les campagnes occidentales contre différents pays sont accueillies avec tiédeur, c’est parce que le reste du monde ne perd pas de vue ses propres intérêts. Qui se trouvent moins du côté de l’Occident qu’auparavant. L’Ouest, quant à lui, n’est pas si désintéressé: il dénonce les valeurs de pays qui sont avant tout ses rivaux et non ses alliés. Comme cela a toujours été le cas dans les relations internationales, on agit plus par intérêt que par idéalisme.
Résultat, le monde est en train de se cliver en deux zones d’influence: l’Ouest et l’Est. Avec ce divorce, le risque est d’avoir deux blocs idéologiques rivaux qui auront deux systèmes de valeurs distincts. Dans cette nouvelle guerre froide culturelle, plus totale que la précédente, on ne traite qu’avec ceux qui partagent nos valeurs. Chaque bloc aura son écosystème économique fermé, ses monnaies, ses fournisseurs, ses Jeux olympiques et Prix Nobel à son image, ses héros et ses dissidents. C’est en effet le scénario le plus probable, car si les valeurs occidentales sont loin d’être universelles, nous n’avons plus les moyens de les défendre par les armes et de les imposer manu militari.
Une fois ces blocs refermés sur eux-mêmes, le péril ne viendra pas tant de l’extérieur que de l’intérieur. En effet, ici comme là-bas, l’unité affichée sur le front des valeurs n’est qu’une unité de façade: ici comme là-bas, les valeurs ne font pas l’unanimité. Une partie des citoyens et citoyennes n’y souscrit pas et ne souhaite pas se retrouver en guerre contre le reste du monde pour des valeurs.
Chez nous, ce qui créera des dissensions internes en particulier, c’est la négligence des revendications socio-économiques d’une partie de la population. Cette valeur-là a été mise de côté au profit des valeurs environnementales, culturelles et sociétales. A force de pousser la guerre culturelle contre les civilisations rivales, aucun parti en Europe ou aux États-Unis ne s’est occupé de satisfaire les revendications de base de nos citoyens. Les laissés-pour-compte de nos économies, qui ont subi de plein fouet les contrecoups de la globalisation, ne vont pas à présent encaisser le coût de cette «déglobalisation vertueuse» sans mot dire.
Notre meilleure arme? Cesser de donner des leçons au reste du monde, et soigner urgemment nos démocraties fragilisées et notre cohésion interne, en commençant par s’atteler au bien-être économique du plus grand nombre. C’est ainsi que les valeurs pré-citées auront une chance d’emporter une plus large adhésion, dans nos pays pour commencer.
Si le reste du monde n’adhère plus aux valeurs des Etats-Unis ou de l’Europe, c’est parce qu’il a moins d’intérêts avec ces pays, qui l’ont délaissé. Évitons de commettre la même erreur à l’intérieur, car les conséquences seraient pires.