Après avoir été libérée le 27 août 2018, Gulbahar Jalilova a ressenti la nécessité de dire au monde comment la Chine traitait les Ouïghours et d'autres personnes de la communauté musulmane.
Mercredi matin, Blick rencontre Gulbahar Jalilova. Elle est assise dans un café zurichois et boit un thé vert. Elle est venue en Suisse pour raconter son histoire. Elle a avec elle une pile de documents qu'elle a rassemblés après sa captivité. Elle pleure à plusieurs reprises au cours de la conversation.
Gulbahar Jalilova vient d'Almaty, au Kazakhstan. Lorsque l'Union soviétique a éclaté en 1991, elle s'est mise à son compte comme commerçante de textiles et de bijoux. Pour travailler, elle s'est rendue régulièrement à partir de 1996 dans la province chinoise du Xinjiang pour y acheter des marchandises.
Interrogée pendant huit heures et demie dans une chaise de torture
Quelque 21 ans plus tard, un commerçant a demandé à Gulbahar Jalilova de venir chercher sa commande. Le 11 mai 2017, elle s'est rendue pour cela à Ouroumtchi, le chef-lieu du Xinjiang. Un jour plus tard, elle était arrêtée. «Des policiers ont frappé à la porte de mon hôtel et ont demandé à voir mon passeport. J'ai dû descendre avec eux à la réception, où il était déposé.»
«Lorsqu'ils ont reçu le passeport, ils n'ont même pas regardé à l'intérieur et m'ont immédiatement emmenée au commissariat, raconte Gulbahar Jalilova. Pendant que j'étais assise là, ils ont fouillé mon téléphone dans une autre pièce.»
Au bout de six heures, les agents l'ont placée dans une chaise particulière, un instrument de torture en fer semblable à une cage, dans lequel elle ne pouvait plus bouger. Gulbahar Jalilova y a été interrogée pendant huit heures et demie. Sur ses activités, sa famille et ses enfants. Les policiers lui ont présenté un document: «Ils voulaient que je le signe. J'ai refusé.»
Pendant qu'elle raconte, elle sort une copie de la lettre. Elle glisse son indexe sur les caractères chinois: «Je ne connais pas le chinois. Ce n'est qu'après ma captivité que ma famille m'a appris ce qui était écrit: j'étais une terroriste. La police leur avait envoyé la lettre.»
Emprisonnée avec 50 autres femmes
Dans la nuit, elle a été emmenée dans un camp d'internement. On lui a fait une prise de sang pour voir si elle était enceinte. Ses empreintes digitales ont été enregistrées. Et elle a reçu une carte d'identité, devenant ainsi une citoyenne chinoise. Son nom de famille était désormais «Jalil» - la terminaison kazakhe manquait. Personne ne devait savoir qu'elle n'était pas Ouïghoure.
Lorsqu'elle est entrée pour la première fois dans une cellule, elle a crié de stupeur. «Tout le monde avait l'air mal soigné et malade. Une femme m'a dit de ne pas crier, sinon je serais mise à l'isolement.» La cellule était une pièce nue en béton, sans lits ni sièges. Au fond de la pièce se trouvaient des toilettes. Il n'y avait pas de possibilité de se laver. Par moments, jusqu'à 50 femmes y séjournaient.
Écrivaines, médecins, avocates - les détenues venaient de tous les horizons professionnels. Elles avaient entre 14 et 80 ans. Lorsque Gulbahar Jalilova en parle, elle ouvre un carnet de notes. Après sa captivité, elle a noté les prénoms et les professions de 67 codétenues.
Tous les dix jours, ils l'anesthésient
Les pieds et une main de Gulbahar Jalilova ont été enchaînés les uns aux autres. Elle se lève et montre comment elle devait se déplacer: «Je ne pouvais que marcher courbée. C'est pourquoi j'ai encore aujourd'hui des problèmes de dos.»
Les gardiens faisaient régulièrement sortir des détenues et en faisaient entrer d'autres. Gulbahar Jalilova a changé deux fois de cellule. «C'était probablement stratégique. Ainsi, nous n'avons jamais pu communiquer sur une longue période.» Les femmes recevaient des comprimés par une petite fenêtre. Tous les dix jours, Gulbahar Jalilova devait tendre le bras à travers la porte: «On me faisait une prise de sang et on m'administrait une seringue d'anesthésiant.»
Une des salles d'interrogatoire n'avait pas de caméras. Les gardiens pouvaient y traiter les femmes comme ils le souhaitaient. Beaucoup y ont été violées - Gulbahar Jalilova aussi. Elle a essayé de penser à ses enfants. Au Kazakhstan, elle avait deux filles et deux fils. «Je n'ai pas réussi à me souvenir de leurs visages», murmure-t-elle en larmes.
Libérée par sa famille
Alors qu'elle était prisonnière, sa famille a tenté de la libérer. Ils ont écrit des lettres à la Russie, au Kazakhstan et au Conseil des droits de l'homme des Nations unies. Gulbahar Jalilova sort les lettres de réponse de sa pile de papiers. Les efforts de sa famille ont porté leurs fruits: Le 27 août 2018, elle a été libérée du camp d'internement. «La dernière chose que j'ai vue dans le camp, c'est une codétenue de 21 ans qui était nue sur le sol.»
De nombreuses sources estiment que plus d'un million de Ouïghours et de membres d'autres minorités sont retenus contre leur gré. Fin août, l'ONU a publié son rapport sur la situation. Il accorde une grande crédibilité aux récits des témoins oculaires.
Gulbahar Jalilova est repartie au Kazakhstan, mais n'est pas restée longtemps: «J'avais honte devant mes connaissances de ce qui s'était passé. Alors je suis partie en Turquie.» Là-bas, elle est devenue activiste et a parlé aux médias.
Mais elle ne s'y sentait pas en sécurité, car elle y a été agressée par des Chinois. Elle a donc continué son voyage en France. Là aussi, on a frappé à sa porte pour la menacer. Gulbahar Jalilova s'en accommode: «Ils ne me laisseront jamais tranquille, mais je n'ai pas peur. Tant que je serai en vie, je dirai la vérité.»
(Adaptation par Lliana Doudot)