Si la Banque nationale suisse (BNS) a perdu 132 milliards de francs sur ses placements l’an dernier, et si Credit Suisse a sombré, c’est en bonne partie à cause du même coupable: la banque centrale américaine.
Il ne s’agit absolument pas de disculper ces deux institutions suisses de leurs débâcles, dont leurs dirigeants sont les premiers responsables. Mais d’évoquer le contexte d’instabilité financière élevée qui les entoure, créé par la Réserve fédérale américaine (Fed) et sa politique monétaire en vigueur depuis 2009.
Une politique irresponsable
Depuis 2009, la politique monétaire américaine, qui a emprunté des voies «non conventionnelles» en gonflant artificiellement les marchés, a été irresponsable, en alimentant une spéculation effrénée.
Il faut rappeler ici les effets pervers de l’euphorie spéculative aboutissant à des leviers excessifs, expliqué dans les travaux de Hyman Minsky (1919-1996). Des principes que la Fed a royalement ignorés. D’abord, en injectant trop de liquidités dans les marchés et en maintenant trop longtemps les taux d’intérêt à 0%, ce qui a encouragé un excès d’emprunts spéculatifs.
Ensuite, en resserrant d’un coup les taux d’intérêt suite à l’arrivée de l’inflation, alors que les marchés étaient surévalués et surendettés, et que la bulle obligataire était trop vulnérable. Face à cela, ni Credit Suisse, ni la BNS, ni bien d’autres acteurs financiers, n’ont eu le recul nécessaire, la capacité d’anticipation et les compétences en gestion des risques qu’il fallait pour sortir indemnes.
Un système financier particulièrement instable
Peu d’observateurs comprennent à quel point la Fed a été responsable des secousses qui ont traversé le système financier ces derniers mois, faisant ces deux victimes improbables que sont Credit Suisse et la BNS.
Il peut sembler curieux de mettre une banque commerciale et une banque nationale dans un même panier, d’autant que la BNS a elle-même été sollicitée pour sauver Credit Suisse. Mais les deux ont en commun d’avoir failli dans la gestion de leurs risques respectifs, sur des marchés devenus trop spéculatifs en raison de la politique de la Fed.
On peut affirmer que Credit Suisse n’aurait pas vécu cette situation de faillite-éclair si le système financier n’avait été rendu aussi instable par la Fed. Avec la hausse des taux qui a suivi une période trop longue d’argent facile, la faillite de la Silicon Valley Bank a semé le doute sur la qualité des bilans de nombreuses banques. Celles-ci ont des titres, dans leurs fonds propres, qui ont perdu beaucoup de valeur avec la hausse des taux d’intérêt.
La solidité des fonds propres des banques dépendait largement d’un régime de taux d’intérêt bas. De même, les actifs «hors bilan» de banques comme Credit Suisse sont extrêmement vulnérables en cas de hausse des taux d’intérêt, à l’instar des produits dérivés, structurés et à levier, dont le profil de risque augmente sensiblement avec un renchérissement du crédit.
Et cette masse de risque était devenue impossible à quantifier, faisant de Credit Suisse la cible des pires spéculations. Si la Fed n’avait pas alimenté une prise de risque aussi énorme sur les marchés durant près de 15 ans, avant de devoir resserrer d’un coup ses conditions financières, les acteurs de la finance auraient été forcés de mieux surveiller leurs expositions depuis 2009.
Si les taux d’intérêt étaient restés à des niveaux raisonnables, cela aurait découragé l’emprunt excessif à but spéculatif, car cela aurait coûté plus cher. S’il n’y avait pas eu autant de liquidités injectées pour gonfler les valorisations de tous les titres, les soupçons sur les bilans bancaires n’auraient pas été aussi vertigineux une fois les liquidités asséchées.
Manque de vigilance
En ce qui concerne la BNS, ses pertes de 132 milliards ont fait fondre ses fonds propres de 20% du bilan à 7%. Elle aussi a vu sa vigilance s’endormir lorsqu’elle s’est exposée massivement aux obligations en euros, dont la valeur a chuté avec la hausse des taux, et pour près de 200 milliards de dollars à des actions américaines surévaluées.
N’ayant pas anticipé la chute des marchés suite à la hausse des taux, n’ayant pas réduit préventivement son exposition risquée aux valeurs technologiques américaines, elle a pris de plein fouet les pertes.
Dans son ouvrage récemment paru chez Favre, «BNS: rien ne va plus, Une banque centrale ne devrait pas faire ça», l’économiste Michel Santi s’étonne de voir comment «un établissement de l’envergure de la BNS n’a pas intégré l’incertitude au sein de son processus de prise de décision dans le cadre de sa création monétaire et de ses investissements financiers.
«Cette perte de 132 milliards de francs équivaut à 18% du PIB national, écrit-il. Elle a annihilé 60% des profits engrangés ces 20 dernières années par notre banque centrale. Plus importante contreperformance depuis sa création, cette perte a fait fondre ses fonds propres de la BNS de 198 à 66 milliards, soit à 7% du bilan.»
L’auteur relate comment la BNS, qui avait investi près de 200 milliards sur le marché américain, voyant fin 2021 que la bulle spéculative arrivait à son terme, s’est décidée à vendre progressivement ses positions dès le premier trimestre 2022 à une cadence de l’ordre de 15 milliards par mois.
Un mauvais timing
Mais il était déjà tard pour sortir du marché, car la BNS ne pouvait se délester d’un coup de grosses positions sans déstabiliser le marché. L’ennui est que «la banque centrale a fort mal choisi son timing, qui a coïncidé avec, entre autres, un effondrement simultané de l’ordre de 30% en quelques mois de l’indice Nasdaq.»
Michel Santi s'interpelle: «Comment les citoyens de ce pays tolèrent-ils sans broncher un tel retournement de fortune de leur banque centrale ayant basculé d’un bénéfice de 26 milliards en 2021 à une perte de 132 milliards en 2022?»
Pour mémoire, la BNS n’a distribué que le tiers de ses bénéfices ces dix dernières années aux collectivités. Le choix des placements est sévèrement interrogé: «Une banque centrale peut-elle se permettre de s’adonner à de tels jeux de hasard, alors qu’elle aurait tranquillement pu placer ses dollars en Bons du Trésor américain?»
Mais voilà: «Cet établissement public, dont la mission était de préserver la stabilité, a décidé de canaliser la fortune des Suisses vers des placements foncièrement volatils, incertains, hautement spéculatifs, dans le but de maximiser ses propres bénéfices.»
Les marchés doivent la moitié de leur hausse à la Fed
Si Credit Suisse et la BNS en sont arrivés là, c’est parce qu’elles n’ont pas saisi à quel point, depuis 2009, la Fed a accru le risque du système financier. Elle a fait exploser les marchés à la hausse par ses multiples injections de liquidités, avant de provoquer une correction abrupte des bourses après avoir dû remonter les taux en catastrophe pour contrer l’inflation qu’elle a elle-même créée.
Avec ce yoyo vertigineux, tout le calcul des risques opéré par beau temps sur les fonds propres et sur les placements a volé en éclats pour les institutions financières, dont Credit Suisse et la BNS.
Pour comprendre l’effet de ces injections de la Fed, il faut rappeler leur montant: depuis 2009, l’institution a créé 8000 milliards de dollars, qu'elle a utilisés pour acheter des actifs sur le marché américain.
Cette injection monétaire expliquerait à elle seule la moitié de la hausse boursière, d’après une étude de Société Générale menée en 2020. En d’autres termes, si la Fed n’avait pas fourni toutes ces liquidités, les indices boursiers ne seraient même pas à la moitié de ce qu’ils sont.
A fin octobre 2020, le Nasdaq 100 aurait été plus proche de 5’000 points que des 11’000 points qu’il valait alors, tandis que le S&P 500 aurait valu 1’800 points plutôt que les 3300 points qu’il affichait. Des marchés deux fois surévalués, à cause de la planche à billets de la Fed.
Diverses études académiques ou menées par la Banque des règlements internationaux (BRI) sont venues corroborer ce constat; pire, à certaines périodes, les injections de la Fed expliquaient la totalité des hausses du Dow Jones, du S&P 500 et du Nasdaq, qui sans cela auraient fait du sur-place.
Michel Santi note aussi dans son ouvrage que les banquiers centraux «ont certainement toléré et parfois même encouragé la formation de multiples bulles spéculatives.»
Si Credit Suisse s’est laissée prendre au jeu très risqué des marchés, sur lesquels elle a enregistré des pertes abyssales une année sur deux lors de la dernière décennie, la BNS, en tant qu’acteur souverain, a moins d’excuses pour les pertes qu’elle a générées, estime l’auteur de «BNS, rien ne va plus»: «Un établissement de l’envergure de la BNS aurait dû se comporter autrement, car il ne pouvait ignorer que l’instabilité est au cœur même du monde de la finance.»
Trop faibles pour le Far West
Au final, comme ce fut le cas pour l'UBS en 2008, le système financier américain aura à chaque fois prélevé un lourd tribut sur la finance suisse, qui s’y brûle régulièrement les ailes. Tant la BNS que Credit Suisse ont voulu jouer dans la cour des grands de la finance.
La BNS a créé 1000 milliards pour les placer dans d’autres monnaies que le francs suisse, et s’est prise au jeu des paris trop risqués sur le marché des actions américain, alors qu’il lui suffisait de parquer ses dollars en obligations d’Etat.
Au lieu de cela, elle a placé près de 200 milliards en titres incluant des big tech (elle était l’un des plus gros détenteurs d’Apple), s’imposant une volatilité largement inappropriée pour une banque nationale. Quant à Credit Suisse, la banque a trop longtemps misé sur les activités de marché aux Etats-Unis, qui lui auront généré bien plus de pertes que de profits ces 10 dernières années.
C’est au final des hedge funds qui auront eu raison de son sort, en vendant agressivement son action à découvert, ramenant sa capitalisation boursière de 12 à 3 milliards et raflant des milliards dans l’opération.
Credit Suisse aurait mieux fait de se retirer du marché américain après le méga-krach de 2008 pour développer une activité que les banques suisses maîtrisent mieux, le private banking (gestion de fortune), et basculer sur l’Asie, là où les nouvelles fortunes se créent.
A présent il est trop tard, et le destin de cet acteur historique se poursuivra désormais au sein d’UBS, un autre acteur qui s’était brûlé les ailes en 2008 sur le marché étasunien. Quant à la BNS, elle ne distribuera plus de bénéfices aux Suisses au moins jusqu’en 2027, ce qui achèvera d’anihiler la crédibilité des arguments en faveur d’investissements aussi spéculatifs. La finance suisse n’est décidément pas faite pour survivre dans le Far West des marchés.