Chronique de Myret Zaki
A chaque crise, l’argent public est massivement transféré au secteur privé

Les dernières crises ont toutes redistribué l’argent public vers le secteur privé. Les crises du siècle précédent faisaient l’inverse. Quelque chose va très mal dans nos démocraties. Ce scandale nous concerne tous. Diagnostic d’une sérieuse dérive.
Publié: 27.02.2023 à 13:45 heures
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Dernière mise à jour: 28.02.2023 à 09:01 heures
Les dernières crises, comme la pandémie du Covid, les guerres, ou le krach de 2008, ont toutes un point commun: à chaque fois s’opère un transfert massif de l’argent du contribuable au profit du secteur privé. (image d'illustration)
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Myret ZakiJournaliste spécialisée économie

Les dernières crises, comme la pandémie du Covid, les guerres, ou le krach de 2008, ont toutes un point commun: à chaque fois s’opère un transfert massif de l’argent du contribuable au profit du secteur privé. C’est devenu systématique: les contribuables paient l’entier des coûts des crises, et les privés encaissent l’entier des bénéfices.

Normal? Absolument pas. Au siècle précédent, c’était tout l’inverse. La Première Guerre mondiale, la Grande Dépression, la Seconde Guerre mondiale, avaient au contraire redistribué les richesses vers le plus grand nombre. Mais depuis 15 ans, un mécanisme pervers, inédit depuis l’après-guerre, s’est installé. Si au moins le contribuable était la cause d’une seule de ces crises, guerres, krachs et pandémies: mais non, ce n’est jamais le cas.

Scandaleux? Si vous en doutez, appuyez sur le bouton «pause» pour sortir du tourbillon frénétique des crises qui s’enchaînent. Et faites vos calculs.

2008: le contribuable paie le krach

En 2008, les Etats ont décidé de recapitaliser l’entier du système financier, mis à terre par la folie spéculative qui avait massivement enrichi quelques firmes de Wall Street. Les contribuables n’ont pas été consultés, mais c’est leur argent qui a servi à refinancer, sauver, fusionner les banques défaillantes des deux côtés de l’Atlantique. Quant à ces institutions, 90% d’entre elles ont été sauvées avec l’argent public, et donc récompensées pour leur échec retentissant. A aucun moment, elles n’ont rendu au public, sous aucune forme, les gains vertigineux encaissés au sommet de la bulle. Au contraire, il y a encore eu plusieurs années de crédits d’impôts supplémentaires et de garanties d’Etat pour les institutions financières jugées fragiles ou «trop grandes pour faire faillite». Tout cela s’est accompagné d’un soutien sans précédent de la bourse par les banques centrales, ce qui est une autre forme de subvention du privé par le public: on crée d’énormes quantités de monnaie nationale pour faire monter les marchés financiers, ce qui redresse les portefeuilles des investisseurs, mais dévalue l’épargne du plus grand nombre.

2020: le contribuable paie la pandémie

Avec la pandémie du Covid, il a fallu de toute urgence développer des vaccins, ce qui a nécessité des financements publics de dizaines de milliards pour soutenir les fabricants privés. Les contribuables n’ont pas été consultés. Mais ils ont payé en bonne partie le coût de développement des vaccins, à coups d’aides publiques aux fabricants. Là aussi, le problème est qu’il n’y a eu aucun retour pour le public, comme en 2008. Juste un transfert à sens unique. Lorsque les fabricants et leurs actionnaires privés ont encaissé les recettes colossales tirées de la vente de millions de doses aux Etats, il n’y a pas eu un centime retourné aux collectivités publiques, qui avaient été co-investisseurs de la première heure. Au même moment, la plus grande opération de soutien aux marchés financiers a eu lieu avec la planche à billets des banques centrales, créant 131 nouveaux milliardaires en 4 mois, la plus importante hausse du nombre de milliardaires de tous les temps.

Tout sauf libéral

Ici, il faut apporter une précision majeure. Ce mécanisme où le public subventionne à sens unique le privé, où le privé ne peut pas perdre mais uniquement gagner, où le contribuable paie pour des crises qu’il n’a pas engendrées, n’a rien d’un système libéral. C’est même une insulte au libéralisme. Dans une démocratie libérale, l’Etat n’a jamais eu vocation à financer des entreprises privées à perte, sur le dos des citoyens dont il est censé défendre les intérêts. Les banques centrales ne sont pas censées relever un marché libre en créant des tonnes de monnaie. Il est d’ailleurs très surprenant de constater le faible degré de compréhension de ce mécanisme pourtant grossier: nombre d’observateurs peu enclins à l’analyse critique, dérivant avec la dérive, trouvent parfaitement normal que nous financions les entreprises privées à chaque crise, et le sauvetage des bourses à chaque krach, pour alimenter un enrichissement qui n’a rien de capitaliste ni de libéral. Désormais, cette routine du siphonnage s’est enracinée dans les économies occidentales. Voyons d’autres exemples.

2022: le contribuable paie la guerre

Depuis février 2022, avec la guerre en Ukraine, c’est une nouvelle fois le citoyen qui paie. Aux Etats-Unis comme en Europe, la dette publique est massivement sollicitée pour l’effort de guerre. L’argent public pompé par cette crise et les précédentes est pris sur les autres dépenses publiques, comme le social, déjà famélique, l’éducation, la recherche, les infrastructures, bref, tout ce qui a fait de nos sociétés des pays avancés. Les contribuables financent aussi la guerre en subissant l’inflation historique qu’elle cause sur les prix de l’énergie et des denrées alimentaires, à l’origine d’une forte baisse du salaire réel et du pouvoir d’achat. C’est à nouveau pour de nobles raisons que les poches des citoyens sont réquisitionnées. Mais les vendeurs d’armes et de matières premières, notamment, sont assurés de gagner car leurs actions ont déjà explosé, et leurs chiffres d’affaires ont atteint des records. Là aussi, zéro pertes, 100% de gains. On fabrique en ce moment des milliardaires de l’armement et des matières premières, comme on a fabriqué les milliardaires des vaccins, et avant eux les milliardaires de la finance. Subventionnés et dispensés de contribuer aux crises.

Ce dont on parle ici, c’est de la répartition ridiculement déséquilibrée des coûts des crises. Elle est – il n’y a pas d’autre mot – désastreuse pour nos sociétés.

2015: les contribuables paient la guerre en Syrie

On pourrait aussi discuter du coût très réel des multiples guerres menées par les Etats-Unis au Moyen-Orient, en termes d’afflux de réfugiés. Qui a porté ces coûts? Pas les Etats-Unis. En 2015, lorsqu’il a fallu accueillir les millions de réfugiés syriens victimes de la guerre, les contribuables européens n’ont pas été consultés. Mais l’Allemagne a accueilli près d’1 million de réfugiés et la Suisse environ 10’000 la première année, puis plusieurs milliers les suivantes. Ces pays n’étaient pas impliqués dans cette guerre comme l’étaient les Etats-Unis, qui n’ont accueilli pratiquement aucun réfugié. Là encore, les puissances militaires impliquées dans ces conflits n’en récoltent que les profits du pétrole et de l’armement, laissant à d’autres la tâche d’en supporter les coûts humanitaires. A aucun moment il n’a été question de lancer une vraie conversation sur le fait que ce sont les puissances impliquées qui doivent payer les coûts et les externalités, quitte à dédommager l’Allemagne ou la Suisse pour avoir accueilli les réfugiés à leur place.

2010-2013: les contribuables paient la crise de l’euro

En 2010 et 2011, les plus gros hedge funds américains et britanniques ont généré des profits colossaux sur l’effondrement de la zone euro, un effondrement qu’ils ont précipité par leurs paris baissiers. En massacrant la dette de la Grèce, puis celles d’autres pays comme le Portugal, ces fonds ont siphonné l’argent public des citoyens de ces pays, qui ont payé des taux d’intérêt décuplés. En 2013, il était aisé de comprendre que les mêmes 5 milliards d’euros que le Portugal demandait aux citoyens et citoyennes d’économiser sous le plan d’austérité étaient ceux que les fonds spéculatifs avaient raflés en 2011 en dégradant la dette du Portugal et de ses voisins. A fin 2011, 3 fonds britanniques avaient gagné, en deux mois seulement, 3 milliards de dollars en pariant contre la dette de la zone euros, soit la moitié du montant que Chypre devait ensuite trouver pour accéder à l’aide européenne. La totalité de ce qui avait été soustrait aux Etats de la zone euro par ces raids baissiers a ensuite été supportée par les citoyens de la zone euro. Pillés à coups de milliards par des hedge funds échappant à toute sanction, les gouvernements ruinés n’ont pu que se retourner vers leur population, non coupable mais captive: les salariés, les retraités, les épargnants.

Crises créatrices de milliardaires

Là où tout cela va devenir un problème social et démocratique qui va exploser au grand jour, c’est quand cette succession de crises déprédatrices aura achevé de vider les caisses du social et de paupériser les classes moyennes. On va alors se rendre compte que chacun de nous a payé de sa poche, tandis que les institutions du secteur privé et leurs actionnaires en ont uniquement profité. Et sont devenues milliardaires. Et l’on comprendra mieux comment se créent ces milliards. Non pas selon une logique capitaliste libérale, comme le croient trop d’observateurs naïfs, mais selon une logique de redistribution étatique du bas vers le haut, qu’aucune théorie économique ne saurait justifier. Le public paie, le privé encaisse. Y a-t-il plus rapide moyen d’aller dans le mur?

Si, comme au siècle passé, personne ne s’enrichissait massivement lors de ces crises, on pourrait se dire que l’on est tous solidaires et que chacun porte sa part. Mais non. Des fortunes colossales se créent à chaque fois. Ces situations d'instabilité font d’immenses gagnants par transfert d’argent public. Pour cette très mauvaise raison, l’écart des richesses se creuse et les inégalités (y compris en Suisse) deviennent criantes, rapprochant les pays développés des républiques bananières.

Problème de répartition indéfendable

Ainsi depuis 15 ans, une masse infinie d’argent public est siphonnée vers le privé au prétexte d’urgences diverses et variées. Les crises ne s’arrêtent plus, elles se suivent en flux tendu, avec un invariable mécanisme: le public paye, le privé gagne. Or il est difficile de dire «STOP». Car à chaque fois, l’urgence est absolue et ne supporte aucune discussion. On nous explique qu’il n’y a pas le choix, qu’il faut mettre la main à la poche, que c’est vital, qu’on fera les comptes plus tard, qu’il serait criminel de dire non. Non au sauvetage des banques et de milliers d’emplois? Socialement irresponsable. Non à l’accueil des réfugiés dont le pays est à feu et à sang? Totalement inhumain. Non à l’austérité pour redresser la zone euro? Populiste. Non aux subventions pour les vaccins qui sauvent des vies? Suicidaire. Non à l’armement contre l’agresseur russe? Criminel.

En réalité, vital ou non, là n’est pas la question. Ce dont on parle ici, c’est de la répartition des coûts et profits. Le scandale, il est là. A chaque fois sans exception, le public supporte les coûts des crises, le privé en tire les bénéfices. Aucun degré de gravité, aucun discours, aucune posture moralisatrice, ne peut justifier cela dans des démocraties libérales. C’est une sérieuse dérive qui doit préoccuper chacun(e) d’entre nous.

Dire stop à ces «milliards sans retour»

Pour sauver nos démocraties, la démarche essentielle reste celle de faire ce pas de côté, même en pleine crise, et de réfléchir à ce qui se déroule sous nos yeux: un transfert inouï de richesses prélevées sur les populations pour «régler la note» de situations, que le contribuable n’a jamais lui-même provoquées, mais dont il est le bailleur forcé. Où s’arrêtera ce processus de prédation qui affaiblit les démocraties? Quelle sera la prochaine crise obligeant les contribuables à donner ce qu’ils ont et ce qu’ils n’ont pas? Combien va-t-on prélever la prochaine fois? Dans les poches de quel secteur ces «milliards sans retour» finiront-ils cette fois?


L’Occident décline face au reste du monde. Sa chute se produit au gré de ces crises et de ces ponctions systématiques, qui exacerbent toujours plus les tensions sociales et la perte de confiance dans les institutions. Jusqu’au «Game Over», quand les Etats seront en banqueroute? Osons, malgré tout, espérer mieux que cette issue misérable (elle ne l’est pas pour tout le monde, mais pour la majorité hélas). Si malgré tout, cette fin se dessine, ce sera parce que nous n’aurons jamais pris le temps de nous arrêter, pour examiner la dérive qui se déroule au cœur des démocraties. Car nous aurons été trop pris par l’urgence, qui succède à une autre urgence, et par les discours qui mendient l’argent public sans rien demander aux milliards du privé, dont les richesses, toujours plus verrouillées, opèrent un bond exponentiel à chaque fois.

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