La chronique de Myret Zaki
Les «millardaires du Covid», et ce que cela raconte sur nous et notre société

En 2020, la pandémie a créé plus de 50 milliardaires, dont les inventeurs des vaccins. Contraste saisissant avec le passé: un vaccin était alors un bien commun et ses inventeurs ne faisaient pas fortune. Zoom sur l’hyperfinanciarisation de la santé et ses conséquences.
Publié: 15.01.2022 à 15:01 heures
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Dernière mise à jour: 01.02.2022 à 11:41 heures
Les vaccins contre le Covid: des coûts en bonne partie publics, mais des bénéfices intégralement privés.
Photo: DUKAS
Myret Zaki

Le conflit entre vaccinés et non vaccinés occupe les discussions et divise le public. Mais une autre question, tout aussi majeure, doit nous intéresser. Celle qui concerne les milliards de bénéfices privés gagnés par des médecins et scientifiques grâce au Covid-19. Non pas des millions, mais des milliards. Est-ce que cela a toujours été ainsi? Qu’est-ce que cela raconte sur l’évolution de nos sociétés? C’est ce que nous allons voir dans les lignes qui suivent.

Des profits sans précédent, engrangés à la faveur d’une crise majeure. Ceci, grâce aux commandes de milliards de doses de vaccins achetées par les Etats. Mais aussi grâce à la financiarisation de ces pharmas, biotechs et équipementiers: la plupart de ces groupes privés sont cotés en bourse, ou y sont entrés en 2020. Les investisseurs achètent leurs titres pour profiter de l’explosion des profits sur les ventes de vaccins Covid, de flacons pour les transporter ou encore d’équipements médicaux et de traitements. C’est surtout via la hausse fulgurante de leurs actions en bourse que les fondateurs et investisseurs sont devenus les nouveaux milliardaires de la santé, avec le Covid. Cette question d’un enrichissement inouï dans un contexte de crise de santé publique interroge sur l’évolution de nos économies et les valeurs qu’elles véhiculent. Au début du siècle passé, comme on le verra plus loin, la santé relevait du domaine public et les vaccins ne permettaient pas à leurs inventeurs de s’enrichir. En cinquante ans, le développement de vaccins s’est déplacé vers le domaine privé, l’enrichissement lors des crises s’est décomplexé, et les fabricants ont bénéficié de milliards placés par des investisseurs privés. Mais ce qu’on dit moins, c’est qu’ils ont aussi bénéficié d’argent public. La situation est que des entrepreneurs privés réalisent des milliards de profits sur le marché du Covid, en partie grâce aux investisseurs privés, mais aussi grâce au financement public payé par les contribuables.

Le Covid a généré 50 nouveaux milliardaires en 2020

Rien qu’en 2020, le magazine «Forbes» a trouvé 50 nouveaux milliardaires qui le sont devenus grâce au Covid 19. A commencer par les fortunes bâties sur les vaccins Pfizer/BioNTech et Moderna. Le médecin allemand d’origine turque, Uğur Şahin, CEO et cofondateur de BioNTech, a vu sa fortune atteindre 4,2 milliards de dollars. En 2021, le chiffre d’affaires de BioNTech a été multiplié par 100, grâce à la vente des vaccins à travers le monde. Vient ensuite le Français Stéphane Bancel, l’homme d’affaires qui dirige Moderna, la biotech qui a mis au point l’autre vaccin principal. Il avait investi dans le groupe, ce qui a hissé sa fortune personnelle à 4,2 milliards de dollars lui aussi, grâce à l’explosion des ventes. Moderna a également fait deux autres milliardaires: Timothy Springer et Robert Langer, des investisseurs fondateurs, tous deux professeurs à Harvard et au MIT.

Elément intéressant: cette forte financiarisation des pharmas et biotechs, qui passe par les nombreuses entrées en bourse permettant d’enrichir les investisseurs et fondateurs, n’est pas l’apanage des seuls pays occidentaux. Bien au contraire, c’est même en Chine, pays étatiste s’il en est, que le plus de nouveaux milliardaires ont vu le jour. Une trentaine d’entre eux ont rejoint le club à dix chiffres, à la faveur du Covid, en cotant leurs groupes en bourse. A commencer par la Chinoise Yuan Liping, qui est devenue la femme la plus riche du Canada avec 4,1 milliards de dollars grâce à ses parts dans Shenzhen Kangtai Biological Products, fabricant chinois exclusif du vaccin développé par Astra Zeneca et l’Université d’Oxford. De même, Hu Kun, président de Contec Medical Systems, fabricant d’équipements médicaux (oxymètres de pouls, appareils pulmonaires), a vu sa fortune atteindre 3,9 milliards, quand la valeur de sa société a explosé à la bourse de Shenzhen à la suite de la vente de ses équipements, devenus indispensables dans le monde.

On compte aussi l’Italien Sergio Stevanato, devenu milliardaire (1,8 milliard) en fabricant les flacons en verre pour transporter des millions de vaccins dans le monde. Mais aussi des dizaines de milliardaires de biotechs, dont des canadiennes et américaines, qui ont mis au point des traitements à base d’anticorps et des médicaments pour le Covid.

Une manière de voir cela est de saluer cet incroyable dynamisme entrepreneurial qui s’est manifesté à travers le monde, alimenté par les investissements privés, et qui a permis de fournir rapidement les traitements et équipements indispensables à la lutte contre la pandémie.

Mais cela reviendrait à ne voir que la moitié de l’histoire. En effet, ces groupes pharmaceutiques ont bénéficié de fonds publics considérables pour développer les vaccins. BioNTech a reçu pas moins de 445 millions de dollars du gouvernement allemand, en plus de 100 millions d’euros de crédit financé par l’Union européenne. Le gouvernement américain a quant à lui aidé Moderna à hauteur de 1 milliard de dollars. Le vaccin d’AstraZeneca-Oxford a aussi reçu 1 milliard de dollars de financement américain. En tout, le gouvernement américain aurait déboursé 10,5 milliards de dollars de financements pour accélérer le développement de vaccins, pressé par la pandémie. Les Etats-Unis et l’UE se sont en outre engagés à l’avance à acheter des millions de doses à prix élevé, pour offrir un marché garanti aux vaccins, quel que soit le résultat des tests d’efficacité, prenant le risque entrepreneurial à la place de ces groupes, ce qui constitue une autre forme d’aide publique. Ce n’est pas tout: le tremplin de ces percées scientifiques sur l’ARN et la protéine spike, ce sont des décennies d’investissements publics dans la recherche et le développement, notamment par le United States National Institutes of Health, comme l’a démontré l’économiste et professeure britannique à University College London, Mariana Mazzucato.

Coûts publics, bénéfices privatisés

Sauf qu’ensuite, les profits ont été entièrement privatisés. Comme je l’ai souvent expliqué, ce processus s’inscrit dans un nouveau paradigme économique anti-libéral, révélé par la crise financière de 2008: le soutien public inconditionnel et sans retour pour des acteurs privés. On avait aussi vu cela lors de la crise de 2008, quand les banques ont été sauvées unilatéralement par les Etats après avoir engrangé des milliards de profits spéculatifs sur les subprime, qui n’ont jamais été ni restitués ni sanctionnés.

Certes, à travers l’épisode du Covid 19, les acteurs des pharmas et des biotechs ont amené de l’innovation et des solutions indispensables, mais encore une fois, elle repose sur des décennies de recherches publiques. Dès lors, on ne peut faire l’économie d’une discussion sérieuse concernant la répartition des coûts de ces vaccins pour la société, et des bénéfices 100% privatisés. Ni sur la financiarisation du secteur: des cours d’actions qui explosent à la verticale, et des investisseurs qui «dumpent» (vendent) le titre à l’instant où la société annonce des résultats préliminaires prometteurs des tests cliniques. Cela a méchamment tendance à reléguer la mission de livrer des vaccins aux populations du monde en bas des priorités.

Ainsi donc, nous avons en réalité des partenariats publics-privés pour développer les vaccins. Et en face, les groupes privés n’ont pas repayé les aides à l’Etat, n’ont pas partagé les bénéfices. Les titres de ces groupes sont devenus des objets de spéculation lucrative, éloignés de la mission sanitaire de leurs produits. Les Etats, après avoir contribué au développement, ont ensuite acheté ces produits avec l’argent des contribuables. On voit que les flux vont dans un seul sens. Dans l’urgence, les Etats ont échoué à défendre les conditions d’un système vraiment libéral: dans un tel système, le privé prendrait tous ses risques intégralement, sans soutien public. Et, seulement à cette condition, il mériterait d’encaisser tous ses profits intégralement, car le mérite lui en reviendrait en totalité. Mais en réalité, on a encouragé un système de subventions à sens unique, dans lequel les bénéfices des premières doses et suivantes sont gagnés par le privé, alors que la recherche publique du National Institutes of Health a été essentielle dans les percées sur la protéine spike et l’ARN Messager.

Pour Mariana Mazzucato, qui dirige à l’OMS une commission sur la «santé pour tous» («Health for all»), «pour que ces avancées technologiques se traduisent en une santé pour tous, les innovations qui sont créées collectivement doivent être régies par l’intérêt public et non par le profit privé, écrit-elle dans une tribune. Cela est particulièrement vrai quand il s’agit de développer, fabriquer et distribuer des vaccins dans le contexte d’une pandémie.» Face à une offre vaccinale focalisée sur les pays riches, qui ont commandé l’essentiel des vaccins à prix fort, privant largement les pays pauvres de doses basiques, l’économiste plaide contre «un modèle d’innovation biopharmaceutique surfinanciarisé». Elle appelle à l’accès aux vaccins pour tous, à la gratuité et à l’universalité des vaccins. Elle plaide pour l’open science, pour la transparence sur les résultats cliniques vis-à-vis du public et pour une reprise en main étatique de l’investissement dans la santé publique.

Les vaccins, un bien commun?

Trouver à l’innovation médicale d’autres ressorts que l’hyperfinanciarisation, changer le «business model» pour faire des vaccins un bien commun de l’humanité comme par le passé, sur lequel l’enrichissement n’est pas un objectif, ne sera pas chose aisée, tant la financiarisation est avancée. Pour Pfizer par exemple, la maximisation de la valeur actionnariale reste le but premier, tandis qu’Astra Zeneca s’est au moins engagé à ne pas encaisser de profits «pendant la pandémie» (il restera tout de même difficile d’établir si le fabricant offrira son vaccin à prix coûtant, tant la transparence de ces groupes fait défaut sur le véritable coût de production net).

Et pour finir, un retour dans le passé s’impose, entre les années 1920 et les années 1950, lors desquelles les inventions des plus importants vaccins de notre ère ont eu lieu, contre des maladies extrêmement mortelles. Jetons un coup d’œil dans le rétroviseur, histoire de voir d’où l’on vient, et à quel point le curseur s’est déplacé de la notion de bien public, d’une déconnexion entre science et «big money», vers celle de labos privés valorisés au bénéfice par action et devenus des usines à milliardaires. Prenons les vaccins que nous avons reçus dans notre enfance, tout comme nos enfants: diphtérie, tuberculose, tétanos ou polio. Des maladies qui étaient les premières causes de mortalité infantile.

Les inventeurs de vaccins n’étaient ni investisseurs, ni entrepreneurs, ni startupers, ni hommes d’affaires. Ils ont travaillé pour l’Institut Pasteur, fondation à but non lucratif, ou pour des universités. Ils ont certes accumulé titres, récompenses et médailles pour leurs inventions, ainsi que des Prix Nobel. Ils ont des bustes à leur image et des rues à leur nom. Mais ils n’ont jamais possédé le vaccin, qui n’était pas un produit coté en bourse sur lequel on pouvait parier, et ils n’ont pas fait fortune car ils agissaient dans un cadre public. Gaston Ramon, dont la contribution à la science a été majeure avec les vaccins contre la diphtérie et le tétanos, écrivait en 1936: «Depuis dix années, je n’ai pris ni vacances, ni repos, ni distraction d’aucune sorte…» Il est «entré en science comme en religion», dit de lui l’institut Pasteur.

Quant à l’inventeur du vaccin contre la poliomyélite dans les années 1950, c’est un Américain dont le laboratoire était basé à l’Université de Pittsburgh. Financé par une fondation pour la polio, il a mis au point le vaccin. Il a commencé par le tester sur lui-même et sur sa famille. Pas mal, comme alignement avec les intérêts du public. L’université a annoncé la découverte. Il a renoncé à le faire breveter, de manière à ce qu’il soit accessible aux millions de personnes qui en avaient besoin. Selon les estimations, il aurait renoncé à un bénéfice d'environ 7 milliards de dollars. Un de ses concurrents, Albert Sabin, qui avait développé un vaccin concurrent contre la polio, a fait de même en donnant son invention à l’humanité. Ou quand la science rime avec la classe. Ces personnes ont été couvertes d’honneurs, mais pas de profits illimités, et ont toujours partagé le crédit avec d’autres qui les ont précédés. Pas de doute, l’état d’esprit a bien changé.

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