Photo: Keystone

La chronique de Myret Zaki
Pour qui roule le Conseil fédéral?

Ses récentes prises de position étonnent par leur caractère antisocial. Résolument aligné sur l’économie, jouant de plus en plus le rôle de rempart contre les initiatives populaires, le Conseil fédéral représente-t-il l’intérêt du plus grand nombre? Analyse.
Publié: 20.12.2021 à 13:51 heures
|
Dernière mise à jour: 20.12.2021 à 14:58 heures
Myret Zaki

Plusieurs prises de position récentes du Conseil fédéral interpellent. De manière systématique lors des dernières votations et motions, l’exécutif adopte une ligne dure au plan social et s’aligne sur les gros intérêts économiques. On s’est habitués à cela de la part du Conseil fédéral, sauf que ce n’est pas là son rôle. Pourtant, à mesure que le nombre des initiatives populaires et leur portée s’intensifient, le Conseil fédéral a semblé prendre une part toujours plus active au débat, et surtout plus partisane. Il semble essentiellement motivé à agir comme un rempart destiné à contrer les initiatives émanant du peuple. Certes, il y a toujours des raisons rationnelles évoquées. L’argument selon lequel une initiative «va trop loin», par exemple, est très fréquent. L’argument selon lequel l’idée est bonne, mais l’approche est mauvaise aussi.

Pour ce faire, le CF va souvent mettre son poids considérable et son crédit auprès des Suisses au service d’un contre-projet qui agira comme un chiffon rouge mais qui, dans certains cas, videra l’initiative de son sens. Les initiatives proposent en général de voter sur un principe, mais on vient les contrer avec des arguments spécifiques et souvent techniques, même quand le texte laisse une grande marge pour des précisions ultérieures. Au final, l’action du CF protège l’ordre établi, plutôt que de servir, comme ce devrait être le cas, les multiples sensibilités des Suisses, dans toute leur diversité, y compris celles appelant à des réformes plus radicales. D’où un dynamisme démocratique apparent, qui masque un immobilisme institutionnel réel du pays, auquel le rôle joué par l’exécutif avant les votations n’est pas étranger. En principe, ce rôle doit être de donner éventuellement un signal modéré, en respectant une certaine réserve, sans mener activement campagne. C’est d’ailleurs le rôle qui est dévolu au Conseil fédéral par la loi.

Déséquilibre dans les prises de position

Mais le constat est là: le collège des Sept sages prend systématiquement position en faveur des mêmes intérêts, délaissant les autres. Pour illustrer ce constat, citons quelques initiatives majeures débattues récemment, et dans lesquelles le Conseil fédéral a pris position. On notera qu’il s’est sans cesse rangé du côté le moins social de l’équation, le moins écologique, le moins indépendant, le moins réformateur, le moins pacifique, tandis qu’il s’est résolument aligné avec les intérêts des multinationales, des banques et assurances, de l’immobilier, des armes, de l'agro-industrie, des cigarettiers et des grandes fortunes. Cela interroge sur ce qu’est le Conseil fédéral, quel rôle il joue lors des votations, et quelle est sa conception de l’intérêt public. La liste d’exemples ci-dessous n’est pas exhaustive. Elle évacue volontairement toute la question du Covid, car il s’agit de montrer ici une tendance qui ne dépend pas de la politique sanitaire et ne se résume pas à celle-ci. La liste inclut néanmoins des sujets de votation emblématiques:

- En novembre 2020, le Conseil fédéral s'est opposé à l'initiative pour les multinationales responsables, lancée par une cinquantaine d’ONG, qui a échoué en votation. Berne avait adopté la ligne des grandes entreprises suisses comme Nestlé et leurs faîtières (Economiesuisse), partageant leurs arguments.

- En mars de cette année, le Conseil fédéral s'est opposé aux deux initiatives «Pour une Suisse sans pesticides de synthèse» et «Pour une eau potable propre et une alimentation saine». Lancées par des initiants de la société civile soutenus par la gauche et les écologistes, ces initiatives ont échoué en juin. Le CF avait adopté une ligne commune avec l’Union suisse des paysans qui les a jugées «extrêmes».

- Toujours en mars, l’exécutif a rejeté l'initiative «99%» lancée par les jeunes socialistes, qui voulait taxer davantage le capital des plus fortunés. Elle a échoué en septembre. Le Conseil fédéral a prétendu pendant la campagne que la Suisse était plus égalitaire que le reste de l'OCDE, alors que la Suisse est plus inégalitaire que de nombreux grands pays de l’OCDE.

- Juste après avoir rejeté la taxation plus élevée des riches, le Conseil fédéral a proposé d'alléger la fiscalité des investisseurs, en supprimant l'impôt anticipé sur les intérêts (y compris pour les fonds de placement) et le droit de timbre. Un succès pour le PLR, qui attendait cette réforme de longue date. Ce projet favorise les investisseurs et les banques, chez qui l'achat d'obligations suisses devient plus attrayant. Mais cela met à mal les finances publiques.

- Depuis août dernier, le Conseil fédéral soutient aussi l'abolition de la taxe sur la valeur locative, souhaitée par la droite PLR/PDC/UDC et les milieux immobiliers. Les socialistes estiment qu’elle favorise les propriétaires, accentue l'inégalité de traitement entre eux et les locataires (qui représentent 63% des Suisses), et creusera un trou de 700 millions à 1,6 milliard dans les finances publiques. Pour mémoire, le Conseil fédéral avait rejeté, en même temps que les milieux patronaux et immobiliers, l’initiative «Davantage de logements abordables», qui visait à favoriser l’offre de loyers modérés. Cette initiative avait échoué en 2020.

- Cet automne, ce même Conseil fédéral s’est montré très réticent à l’idée que les assureurs maladie reversent aux assurés les primes maladie payées en trop, qui ont créé d’énormes réserves excédentaires (atteignant le double des exigences légales). Les arguments cités, d’ordre très secondaire, peinent à convaincre face à l’évidente nécessité de rendre aux assurés ce qui leur revient. A ce jour, seuls quelques assureurs ont remboursé une part des primes payées en trop. Les autres ont le soutien du Conseil fédéral. A noter que même pour des événements exceptionnels, tels que la pandémie, les réserves n’ont pu être libérées, et que c’était aux cantons et à la Confédération de payer.

- En pleine pandémie, le Conseil fédéral a rejeté l'initiative pour des soins infirmiers forts, estimant qu’elle «va trop loin». Or elle vient combler des lacunes béantes dans le système de santé publique, révélées par la pandémie. Elle a été acceptée par le peuple le 28 novembre. Le contre-projet soutenu par Berne omettait l’essentiel, à savoir l’amélioration des conditions de travail pour les soignants.

- Le Conseil fédéral rejette actuellement l’idée d’une 13e rente AVS proposée par l’Union syndicale suisse (USS) et soutenue par la gauche. Or les nouveaux retraités, dont la moitié touche une rente inférieure à 3439 frs, n’arrivent plus à vivre de leur pension. En outre, la part des primes maladie a doublé en pourcentage de la rente AVS, passant de 10% à 20% de celle-ci. Sur ce dossier, l’orientation de Berne est d’encourager la prévoyance privée (sous forme de 2ème et 3ème piliers) proposée par le secteur des banques et assurances.

- Fin juin, le Conseil fédéral a soutenu l'achat des avions de combat américains F-35, a priori moins chers que les alternatives européennes, mais dont les coûts additionnels sont attestés par d’autres pays. Surdimensionné pour des services de police aérienne, il ne protège pas les données suisses. En outre, un expert du Pentagone a identifié pas moins de 871 déficiences dans les F-35. Le choix, soutenu par la droite, rencontre une vive opposition de la gauche. Une enquête du parlement est en cours pour déterminer s’il y a eu des irrégularités dans la procédure qui a abouti à ce choix, et s'il y aurait eu destruction de documents par l’Office fédéral de l’armement.

- Peu avant, le Conseil fédéral avait rejeté en mars l’initiative «Contre les exportations d’armes vers des pays en proie à la guerre civile», jugeant qu’elle allait «trop loin». Elle était proposée par la gauche, le centre, les Verts et Verts libéraux. Le CF a proposé un contre-projet, soutenu par le PLR, prévoyant des exceptions, c’est-à-dire la possibilité d’autoriser sous certaines conditions l’exportation d’armes, y compris vers des pays en guerre civile, pour soutenir l’industrie suisse de l’armement. Au final, le contre-projet est passé au Parlement, mais il en a biffé les exceptions. A nouveau, c’est la position initiale du Conseil fédéral qui interroge. L’intérêt du pays, qui se veut neutre et en faveur de la paix, aurait clairement dû dépasser celui de l’industrie de l’armement aux yeux du Conseil fédéral.

- Au sujet des animaux, le Conseil fédéral s’oppose à l’idée d’interdire l’importation en Suisse des fourrures d’animaux maltraités, comme le proposent les socialistes. Tout comme il a rejeté, en ligne avec la droite et le secteur agricole, l'interdiction des élevages intensifs d’animaux, lancée par les antispécistes et soutenue par les Verts. Enfin, le Conseil fédéral a rejeté l’initiative contre les expérimentations animales, en ligne avec Economiesuisse.

- Toujours en ligne avec Economiesuisse, le Conseil fédéral mène actuellement campagne contre l'initiative visant à interdire la pub des cigarettiers auprès des jeunes, «car elle ne tient pas assez compte des intérêts des entreprises».

La liste pourrait encore s’allonger. Mais cet inventaire permet déjà de constater que le Conseil fédéral, dans ses prises de position, privilégie très nettement les intérêts de l’économie, qui ne sont pas du tout les mêmes que les intérêts des ménages modestes, de la jeunesse, de la santé publique, de l’environnement, de la paix dans le monde, du respect des droits humains ou du respect de la dignité animale. Ces valeurs ne sont clairement pas celles portées le plus haut par notre exécutif.

La loi n'interdit pas au Conseil fédéral de s'exprimer

Que dit la loi au sujet du rôle du Conseil fédéral? Il existe une jurisprudence du Tribunal fédéral qui concerne les exigences en matière d'information officielle durant les campagnes précédant les votations. Celle-ci interdit certes aux cantons et communes d'influencer les citoyens en dispensant plus qu'une information objective, mais elle n’interdit pas au Conseil fédéral de s’exprimer.

Cette expression se doit toutefois de rester modeste. En effet, dans la loi fédérale sur les droits politiques, il est précisé à l'article 11 alinéa 2, que «le texte soumis à la votation est accompagné de brèves explications du Conseil fédéral, qui doivent rester objectives». Le député UDC Hans Fehr constatait en 2002 que cette loi ne mentionne rien de plus. Ainsi, aucune autre activité d'information ou de communication du Conseil fédéral, notamment lors de campagnes précédant les votations, n’est attendue du CF par le législateur.

Qu’à cela ne tienne, le Conseil fédéral se repose sur une autre loi: la loi fédérale sur l'organisation du gouvernement et de l'administration (LOGA), et en particulier ses articles 10 et 11, pour justifier ses partis pris avant les votations. Or les articles 10 et 11 LOGA règlent l'information générale dispensée par le Conseil fédéral et ses relations avec le public, mais pas l'information spécifiquement relative aux votations. Etant donné que le Conseil fédéral s’autorise des partis pris sur la base de cette loi, même si elle n’y est pas destinée, et qu’il influence ainsi directement les opinions des citoyens, le député Hans Fehr avait voulu, en vain, insérer une interdiction explicite dans la LOGA, pour limiter les prises de position du Conseil fédéral dans les campagnes précédant les votations.

Il a voulu y ajouter la disposition suivante:

Art. 11a Information officielle pendant les campagnes précédant les votations

«L'information officielle pendant les campagnes précédant les votations demeure strictement objective. Il est notamment interdit au Conseil fédéral et à l'administration fédérale de faire campagne eux-mêmes ou d'apporter leur soutien à une campagne.»

Il concluait le plaidoyer de sa motion en disant que ces prises de position du Conseil fédéral sur les objets soumis à la votation, «habillées du terme peu compromettant de «communication», dégénèrent de plus en plus en cette propagande officielle que réprouve le Tribunal fédéral».

La motion ayant échoué, la tendance perdure depuis 2 décennies. Bien qu’il soit censé représenter l’intérêt de l’ensemble des Suisses, le Conseil fédéral n’est pas neutre. Se pose dès lors la question de l’équilibre des intérêts qu’il défend.

Le CF crédité d’une objectivité qu’il ne possède pas

Une étude menée sur 80 votations lors de la période allant de 2001 à 2010 montre une augmentation de la communication du Conseil fédéral au sujet des initiatives populaires, et un rejet très fréquent de celles-ci. «Le plus souvent, les autorités fédérales se prononcent contre les initiatives proposées aux votations populaires. En résulte une interaction plus nettement antagonique qui varie selon les formes que prend ce rejet.» L’auteur, Marc Bonhomme, professeur émérite de linguistique française à l’Université de Berne, observe que le CF alterne, lorsqu’il s’adresse au public, entre des postures de commentateur et de prescripteur quant à l’objet des votations. Il note le poids de l’exécutif dans la formation des opinions des Suisses: «En raison du crédit dont bénéficient les instances fédérales auprès de la population, ces brochures établissent une communication politique primordiale pour l’orientation du scrutin.» Le CF est un point de repère et un interlocuteur de confiance pour le peuple, même si d’autres forces influencent les votants comme les partis politiques, les associations professionnelles et les différents groupes d’intérêt. Mais alors que ces derniers sont perçus comme biaisés, le Conseil fédéral est crédité d’une objectivité qu’il ne possède pas. Passant au crible les communications du CF avant les votations, le linguiste précité identifie, des «visées de persuasion des citoyens suisses», de fréquentes «réfutations point par point du discours du comité d’initiative», parfois une «stratégie de démasquage» visant les propositions du comité d’initiative, ou encore une «condamnation éthique très ferme adressée au comité d’initiative». On pourrait presque se laisser aller à dire que le Conseil fédéral est, en matière de votations, un groupe d’intérêt comme un autre.

Mais si l’on revient aux sources du système politique suisse né en 1848, on se remémore qu’il est fondé sur des spécificités comme la formule magique et le principe de concordance. Il s’agit d’intégrer l’ensemble des forces politiques et de gouverner dans la concordance et la proportionnalité. Les Suisses se méfient d’une concentration du pouvoir et préfèrent le voir partagé et réparti largement et équitablement, entre les différentes composantes du pays. La société civile, qui use légitimement du droit d’initiative, fait pleinement partie de ces forces politiques. Ces valeurs ont d’ailleurs fait la force de la Suisse et ont longtemps expliqué son succès et sa cohésion, même entre des points de vue, intérêts, traditions, régions et cultures très différents. Suivant ce modèle, le Conseil fédéral devrait être le porte-parole de tous les Suisses, le miroir fidèle de leur grande diversité, et ne pas se limiter à un spectre idéologique très étroit et à la défense d’intérêts spécifiques. Car l’Helvétie est ce qu’il y a de plus éloigné d’une oligarchie.

Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la