On peine à croire que cela se passe dans nos démocraties. Et pourtant. Sous couvert de lutte contre la désinformation, l’interventionnisme des agences fédérales américaines dans les contenus des réseaux sociaux atteint des sommets.
De manière quotidienne, ces agences contactent les plateformes pour obtenir que des contenus soient supprimés, que ce soit sur Twitter, Facebook, YouTube ou Instagram. En théorie, les plateformes, qui sont des entreprises privées, ont le choix d’obéir ou non. Mais dans les faits, les pressions se multiplient si elles ne vont pas dans le sens souhaité par les agences gouvernementales, qui attendent une prompte réactivité à leurs demandes.
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La partie émergée de l’iceberg
Aux États-Unis, ce sont les agences de l’État qui arbitrent entre la vraie et la fausse information. Initialement, ce mécanisme avait été mis en place par Washington pour lutter contre la propagande étrangère et les risques terroristes.
Mais depuis l’élection de Joe Biden, le mécanisme s’est étendu à la surveillance de sujets toujours plus nombreux, et à toute forme de désinformation, qu’elle provienne de l’extérieur ou de l’intérieur, en y ajoutant la «mésinformation» et la «malinformation».
Ces concepts très élastiques n’étant pas clairement définis, c’est un boulevard qui s’est ouvert à une gestion de l’information par l’État sur la base de décisions politiquement motivées, pour censurer des idées et en promouvoir d’autres comme jamais auparavant. À cet égard, les Twitter Files, révélés sur Twitter du 2 au 20 décembre 2022, sont éclairants, mais ne sont que la partie émergée de l’iceberg.
Procédures formelles et informelles
En octobre dernier, déjà, le magazine d’investigation en ligne The Intercept publiait une enquête fouillée sur l’étendue de l’interventionnisme étatique en matière de réseaux sociaux. Le Department de la sécurité intérieure (DSI), le FBI, l’Agence de cybersécurité et d’infrastructure (CISA) et d’autres entités consacrent d’énormes ressources à traquer et signaler les contenus problématiques de leur point de vue et mitraillent les plateformes de demandes insistantes.
Avant la campagne présidentielle de 2020 qui a opposé Joe Biden à Donald Trump, les agences ont décidé de policer les contenus avec une intensité redoublée. L’objectif était de façonner les discours en ligne, d’après les procès-verbaux rendus publics.
La gestion des contenus par les agences se fait par procédures formelles et informelles. Contacts au plus haut niveau avec les CEO des plateformes Jack Dorsey et Mark Zuckerberg, ou signalements et demandes de suppressions de contenus par des agents du gouvernement via un portail dédié à cet effet ouvert à quiconque possède un email du gouvernement ou de la justice. Le système de requêtes de contenu de Facebook est actif sur ce lien.
Engagement dans des guerres clandestines
Perçue comme de la censure institutionnalisée, cette activité a été critiquée lorsque son existence a été divulguée par l’administration Biden en avril dernier. «Qui parmi nous pense que le gouvernement devrait avoir pour tâche de trier le vrai du faux? Et qui pense que le gouvernement est capable de dire la vérité?», avait réagi le journaliste de Politico, Jack Shafer.
«Notre gouvernement produit des mensonges et de la désinformation à échelle industrielle et l’a toujours fait. Il a classifié des informations vitales, empêchant les citoyens d’en avoir connaissance. Il paie des milliers d’attachés de presse pour jouer avec les faits.»
En parlant de cachotteries au public américain, un récent rapport du Brennan Center de la faculté de droit de l’Université de New York a révélé que les États-Unis s’engageaient de plus en plus dans des guerres clandestines, sans bases légales claires, intervenant aux côtés de forces locales de différents pays, pour mener à bien des objectifs militaires conformes à leurs intérêts.
Un interventionnisme qui augmente
Des guerres qui échappent au contrôle du Congrès et à la vigilance du public. Elles se répercutent à leur tour sous forme de «guerre de l’information clandestine», menée par l’armée américaine, sur les réseaux sociaux. Selon le «Washington Post», en septembre 2022, le Pentagone a demandé un audit sur ces agissements, qui violent les règles de plateformes comme Facebook ou Twitter.
Reste qu’à ce jour, l’interventionnisme au niveau des contenus des médias sociaux, lui, n’a fait qu’augmenter, malgré les critiques. L’objectif stratégique de Joe Biden, qui sait qu’il a été élu à une faible majorité, dans un pays à forte fracture partisane, a été articulé il y a un an: «Augmenter la confiance dans le gouvernement et remédier à la polarisation extrême.»
Au lieu de s’attaquer à ce problème de confiance par le biais de politiques économiques et sociales viables, qui améliorent la vie du plus grand nombre, Joe Biden augmente l’intensité de la propagande.
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L’ère digitale favorise la manipulation
La manipulation de l’opinion n’a pas attendu les réseaux sociaux, bien évidemment. En 2004, un ancien membre de l’administration George W. Bush a révélé dans un livre que celle-ci a exercé des pressions sur le Département de la sécurité intérieure afin qu’il augmente le niveau de menace terroriste, dans le but d’influencer les électeurs avant les votations.
D’autres mensonges officiels vont de la guerre au Vietnam à celle d’Irak, en passant par l’opacité sur le rôle clé du National Institutes of Health dans le financement de l’Institut de virologie de Wuhan.
L’ère digitale favorise une manipulation plus insidieuse et à plus large échelle. Les révélations des Twitter Files l’ont montré. Le CEO de Facebook, Mark Zuckerberg, a admis que la censure de l’article du New York Post au sujet de Hunter Biden, le fils de Joe Biden, s’est produite sur demande du FBI. Ce dernier avait prévenu ses équipes qu’une opération de propagande russe se préparait. Quand l’article du New York Post est sorti le 14 octobre 2020, Facebook a pensé que le FBI faisait allusion à cette information, et l’a censurée. Twitter aussi.
Par la suite, les deux CEO de ces plateformes ont regretté avoir agi de la sorte, conscients d’avoir été manipulés.
Quel était l’intérêt public des révélations sur Hunter Biden? Même s’il n’a pas été prouvé que Joe Biden était mouillé dans une affaire de corruption, il est établi au minimum que son fils a profité de son nom pour faire affaire en Ukraine et encaisser des millions de dollars, ce qui rend l’actuel président critiquable pour avoir tacitement approuvé cette conduite. Les électeurs n’ont pas eu accès à cette information durant la campagne présidentielle.
Une «succursale du FBI»
Le mérite des Twitter Files est d’avoir confirmé l’étendue de la censure politique qui s’est exercée, aux dépens de l’intérêt du public. Entre Twitter et le FBI, la ligne de communication était permanente.
Le journaliste Matt Taibbi, auteur de la plupart des Twitter Files, décrit Twitter comme «une succursale du FBI». Perception que donnait déjà l’enquête d’octobre de The Intercept, qui a révélé la proximité et les rapports de subordination entre la plateforme et l’agence fédérale.
Entre janvier 2020 et novembre 2022, il y a eu pas moins de 150 emails échangés entre le FBI et le chef de la sécurité de Twitter. Comme s’il s’agissait de deux départements au sein d’une même firme. La plateforme a reçu près de 3,5 millions de dollars du FBI entre octobre 2019 et février 2021 pour couvrir le coût de traitement de ses demandes. Pour l’indépendance des Big Tech, on repassera.
Un contrôle inédit
À la lecture de ce qui s’est passé, on peut affirmer qu’aucun média traditionnel, de presse ou d’audiovisuel, n’avait été à ce point contrôlé. Durant l’élection de 2020, le gouvernement des États-Unis a signalé pas moins de 4800 posts aux réseaux sociaux comme étant suspects. Il est estimé que les plateformes ont obéi dans au moins 35% des cas, en supprimant, en rendant moins visibles, ou en étiquetant les contenus.
Avant l’élection de 2020, toutes les plateformes, dont Twitter, Facebook, Reddit, Discord, Wikipedia, Microsoft, LinkedIn, et Verizon Media se réunissaient sur base mensuelle avec le FBI et d’autres agences gouvernementales, selon NBC News, dans le cadre de la lutte contre la désinformation durant l’élection. Ce dirigisme n’a rien de normal ou d’acceptable en démocratie.
Une surveillance étatique installée
À la suite des Twitter Files, et malgré l’anormale intensité des contacts révélée à cette occasion, le FBI a cherché à banaliser cette coopération de tous les instants, en avançant qu’il contacte régulièrement des entités du secteur privé pour leur fournir des informations sur des activités criminelles.
Mais tous les témoignages concordent: il ne s’agissait pas uniquement d’activités criminelles, loin s’en faut, même de nombreux comptes satiriques et d’autres à faible audience ont été signalés. Dans ces conditions, les plateformes n’avaient aucune possibilité de maintenir leur autonomie de décision.
Le FBI se substituait littéralement au personnel de ces plateformes en le matraquant à la chaîne de suggestions sur les posts qui «pourraient constituer une violation de vos règles», dont le FBI était manifestement devenu plus expert que la plateforme elle-même. D’autres fois, les comptes signalés l’étaient avec la mention «pourrait nécessiter une action additionnelle».
Twitter a subi une surveillance étatique installée, avec signalements de masse à la clé. Non pas seulement pour des motifs criminels, mais principalement pour la surveillance de l’opinion, car c’est d’abord la plateforme de l’opinion.
Une collaboration injustifiée
Les Twitter Files ont aussi montré qu’à plusieurs reprises, les raisons attribuées au règlement des plateformes, invoquées pour censurer, étaient un prétexte mal assumé. Des emails internes montrent qu’il était parfois difficile de rendre le motif de suspension crédible.
Il est malaisé de se dire que dans nos démocraties, la communauté des services de renseignement a acquis un tel ascendant sur les plus importants médias de formation de l’opinion. Que des médias aussi influents que Twitter ont en réalité suivi des directives gouvernementales et agi «en partenariat» avec le FBI, censurant des informations non pas en tant qu’entités privées, mais en tant qu’entités agissant sous influence étatique.
En démocratie, il est impensable pour quiconque ayant un rôle politique d’exercer des pressions ou du lobbying sur Twitter ou d’autres médias à propos de leurs contenus. Quant au FBI, la police fédérale américaine, rien ne justifie de collaborer avec cette agence en dehors de menaces terroristes ou de criminels recherchés.
Violation possible de la Constitution
En obtenant que les plateformes agissent en conformité avec leurs souhaits, les agences étatiques ont pu contourner le 1er amendement américain auquel elles sont soumises, et qui garantit la liberté d’expression. Twitter étant une entreprise privée, non soumise au 1er amendement, tout s’est passé comme si la plateforme avait agi de son plein gré, alors que l’État modérait les contenus en sous-main. Si des enquêtes à venir démontrent que Twitter a agi comme un agent du gouvernement fédéral, ce dernier sera accusé d’avoir violé la Constitution.
Dans mon dernier livre, «Désinformation économique», paru il y a un an, je soulignais qu’un danger sous-estimé était la désinformation venant des gouvernements. Il me paraissait malsain que l’on s’inquiète uniquement de la désinformation venue de simples citoyens, et essentiel de se préoccuper de celle provenant d’organes de l’État.
Aux États-Unis, les citoyens et citoyennes n’ont pas disposé du spectre d’informations et d’opinions qui sied à une démocratie libérale. Et Twitter a contribué à cette duperie.
Comme l’a dit un juge américain: «Sous notre Constitution, le 'remède' à un discours 'répugnant', c’est davantage de discours, et jamais un silence forcé.» Une chose est certaine: les agissements du gouvernement américain, si on les constatait chez n’importe quel gouvernement étranger, seraient immédiatement qualifiés de censure.