Il y a des réputations qui perdurent au-delà des réalités. C’est le cas de la Suisse, «pays des banques». En réalité, le secteur bancaire ne pèse plus aussi lourd: en 20 ans, le nombre de banques n’a cessé de chuter année après année, tout comme les bénéfices et les emplois. Mais comme pour le chocolat et les montres, on aime à penser que ces acquis sont éternels.
Or l’histoire de la Suisse et des banques est un phénomène qui a eu un début, une apogée et un déclin. Plus précisément, on vit une normalisation, l’importance des banques dans l’économie suisse devenant nettement moins spectaculaire. Il ne s’agit pas de nier le savoir-faire helvétique dans le domaine bancaire, qui reste exceptionnellement bon après plus de deux siècles d’histoire, mais de souligner combien le secteur a rétréci en deux décennies. Peu de gens réalisent l’étendue du redimensionnement. C’est que le concept même de banque est en pleine mutation au niveau mondial.
Le secteur bancaire suisse a connu sa plus forte expansion entre 1960 et 1990, quand le nombre de banques a doublé. Ce succès devait beaucoup au secret professionnel du banquier. Appelé «secret bancaire», il constituait, avec la neutralité et les comptes numérotés, un atout essentiel pour les fortunes de toute la planète en quête de stabilité politique et d’un havre fiscal.
Un avantage helvétique éliminé
Mais l’intervention musclée des Etats-Unis et de l’UE contre ces pratiques a éliminé l’avantage helvétique et transformé le visage du Swiss banking de manière accélérée. Non seulement le secret bancaire a été aboli pour la clientèle étrangère en 2009, menant à la fermeture de centaines de milliers de comptes, mais avant lui, les comptes numérotés avaient disparu dès 2004, dans le cadre de la lutte anti-blanchiment.
Au même moment, un autre pilier de cette activité montrait ses fragilités: la bourse. À la suite de crises boursières successives, les «grandes» banques suisses sont devenues de moins en moins grandes et ont dû renoncer à leurs prises de risques excessives sur les marchés. Après la crise de 2008, UBS et Credit Suisse ont vu leur valeur d’entreprise fondre. La capitalisation boursière de Credit Suisse, qui avait culminé à 90 milliards de francs en 2007, a dégringolé jusqu’à 10 milliards aujourd’hui. Soit la moitié de sa rivale allemande Deutsche Bank. Et moins que Snapchat ou Pinterest (17 milliards chacun). Quant à UBS, qui a touché les 126 milliards il y a 15 ans, elle ne dépasse guère les 58 milliards aujourd’hui. Soit le cinquième de Nestlé, alors que les deux groupes ont eu, un instant, la même valeur en 2006.
Les banques suisses reléguées dans la catégorie poids plumes
On pourrait penser que cette décote a touché l’ensemble du secteur bancaire mondial. Mais Bank of America et Goldman Sachs, qui ont largement pris le marché américain aux banques européennes depuis 2008, ont vu leur valeur quasi doubler sur la même période.
Aujourd’hui, des fleurons bancaires suisses qui valent 10 ou même 60 milliards se révèlent peu de chose face aux vrais géants comme Apple ou Google, qui dépassent les 1000 à 2000 milliards de valeur d’entreprise et nous projettent dans une tout autre dimension, en termes de valorisation d’entreprises, reléguant l’économie traditionnelle dans les poids plumes.
Examinons maintenant le nombre total de banques établies en Suisse, autre indicateur parlant quant à l’évolution de la place financière. Leur nombre baisse en continu depuis des années. Après s’être envolé de 319 à 625 entre 1960 et 1990, le nombre de banques en Suisse a plongé de 625 à 239 (-62%) entre 1990 et 2021.
La finance a été un pilier de l’économie suisse, avant de refluer. Sa part dans le PIB a culminé à 14% en 2005, pour tomber à 9% aujourd’hui. Le secteur bancaire fournissait 120'000 emplois en Suisse en 1990, contre 91’000 en 2021. Si l’on additionne les emplois en Suisse et à l’étranger, les banques helvétiques employaient 136’000 en 2007 (équivalents plein temps), contre 107'000 en 2021. Les bénéfices annuels cumulés du secteur? Ils atteignaient 25 milliards en 2005, contre 8 milliards en 2021.
Clairement, la première décennie 2000 a constitué l’apogée. Depuis, ce sont 20 années de déclin graduel.
Un avant et un après secret bancaire
Il y a eu un avant et un après secret bancaire. Les avoirs privés étrangers, déposés sous forme de titres, qui affluaient auparavant vers la Suisse, ont été divisés par deux en seize ans, si l’on examine les statistiques de la BNS. Ces avoirs transfrontaliers privés approchaient les 1000 milliards de francs en 2007. Aujourd’hui, les avoirs de particuliers non résidents sont tombés à moins de 550 milliards.
Certes, dans le même temps, les avoirs des clients institutionnels étrangers déposés en Suisse sont passés 1680 à 2470 milliards de francs, ce qui laisse penser qu’une partie d’entre eux provient peut-être de fortunes privées discrètement reconverties en structures institutionnelles pour continuer à minimiser les impôts. Mais même en supposant cela, il n’y a pas eu de croissance de la somme des avoirs étrangers privés et institutionnels: l’addition des deux donne un montant qui stagne entre 2007 et aujourd’hui, autour des 3000 milliards, mais n’augmente plus.
Les banques qui opèrent en Suisse ont aussi une autre raison de se raréfier, cette fois au plan physique: tout se passe de plus en plus sur internet. Le e-commerce, en effet, n’a pas affecté que les magasins; il touche aussi les banques universelles et régionales. Les succursales, depuis deux décennies, se réduisent en Suisse. En 10 ans, près de 600 agences bancaires ont disparu, passant de 2384 en 2012 à 1799 début 2022, soit un recul de 25%.
Cette disparition des bâtiments, des façades, des réceptions et des guichets symbolise tout le propos qui a précédé: la transformation historique de l’activité bancaire. D’une finance qui avait profité d’avantages exceptionnels désormais perdus, le secteur a évolué vers une finance moins strictement bancaire (souvent non bancaire), moins territoriale, plus dématérialisée, une finance d’apps et de plateformes, portée par la technologie. Un concept, il faut l’avouer, qui est résolument moins suisse, et sur lequel la finance helvétique n’a plus le monopole. C’est un peu la fin de l’exception bancaire helvétique. Place à une normalité du secteur, qui tout en évoluant, conservera longtemps ses lettres de noblesse.