Chronique de Myret Zaki
Le revenu de base, un droit de naissance?

Le revenu d’existence, un droit de naissance? C’est la thèse du politologue Guillaume Mathelier. Son ouvrage revalorise l’idée de redistribution. 4 raisons de porter un regard neuf sur le sujet.
Publié: 13.03.2023 à 11:28 heures
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Dernière mise à jour: 13.04.2023 à 09:06 heures
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Acquérir le droit à un revenu d’existence constituerait une avancée humaine, estime Guillaume Mathelier.
Photo: Myret Zaki
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Myret ZakiJournaliste spécialisée économie

Instaurer un revenu de base pour tous, qui permette à chacun et chacune d’avoir en tout temps de quoi survivre, de s’émanciper de l’obligation de travailler? L’idée continue de séduire un vaste public. Mais la question la plus sensible c’est: d’où viendrait cet argent? Il ne peut venir que de ceux qui produisent les richesses, à travers l’impôt.

Or comment expliquer à la population que ceux qui travaillent devraient payer pour que d’autres ne travaillent pas? Un nouvel ouvrage nous invite à voir dans ce revenu de base une solution de redistribution et de lutte contre les inégalités: «Un revenu d’existence pour toute la vie: l’égalité avant toute chose», aux éditions Le Bord de l’eau.

Son auteur, Guillaume Mathelier, est docteur en sciences politiques, responsable de la formation continue à la Haute école de gestion (HEG) de Genève, et maire socialiste de la commune d’Ambilly (Haute-Savoie). Son ambition: renforcer la justification morale du revenu d’existence.

Mais quelles chances a encore cette idée, peut-on s’interroger, alors qu’en 2016, le peuple suisse l’a balayée par 77% des voix?

Un droit, et non une politique sociale

Guillaume Mathelier estime que l’initiative suisse proposait une rente trop élevée (les initiants avaient évoqué 2500 francs, et 625 francs pour les mineurs). Lui parle plutôt d’un montant de 500 euros dès la naissance et pour toute la vie. En outre, ajoute-t-il, «le vote en Suisse était axé sur le mécanisme de financement plutôt que sur le principe même. En général, la majorité de nos politiques publiques ne sont plus assez justifiées moralement. Il faut revenir à des principes forts». L’un de ces principes, selon lui, est que «l’égalité des dotations initiales» doit être vue comme un droit, et non comme une politique sociale. Un droit de naissance.

Mais peut-on avoir des droits avec l’argent des autres? «Oui, répond l’auteur, un droit de naissance peut exister si on n’a pas choisi de naître. Tout comme on n’a pas choisi sa famille, ni sa classe sociale.»

Soit, mais à quelle époque de l’histoire de l’humanité les gens ont-ils obtenu des ressources produites par d’autres, sans y travailler et sans conditions? Ici, Guillaume Mathelier rappelle que l’humanité évolue. Que des idées auparavant impensables ont été réalisées.

À une époque, par exemple, si quelqu’un avait dit qu’il fallait une démocratie avec suffrage universel, dans laquelle tout le monde pourrait voter, on lui aurait répondu que ce n’était pas réalisable. Et pourtant, aujourd’hui, on n’imaginerait pas vivre sans le droit de vote.

«Avec l’émergence de l’individu, est née l’émergence des droits de l’homme, des droits de l’enfant, des droits démocratiques, qui n’existaient pas auparavant; dès lors, un droit à un revenu d’existence s’inscrirait dans l’évolution des droits socio-économiques.» Pour lui, si nous sommes tous égaux devant la loi, il n’y a pas de raison que nous ne soyons pas tous égaux devant le revenu d’existence.

Remplacer le conditionnel par l’inconditionnel

Le revenu d’existence, poursuit Guillaume Mathelier, remplacerait les minimums d’existence actuels, comme celui de l’aide sociale en Suisse, ou le RSA en France. Il remplacerait aussi les minimums de retraite. «On remplacerait du conditionnel par de l’inconditionnel, sans contrôle et sans contrepartie.» Mais on garderait les allocations familiales, le chômage ou l’assurance invalidité.

Autre point essentiel: l’indexation. «Ce revenu d’existence devrait s’ajuster à l’inflation et au coût du logement, et s’adapter aux besoins locaux, c’est-à-dire aux pouvoirs d’achat par région.»

Vient alors la question essentielle du financement: l’impôt. Cette question est probablement celle qui a fait capoter l’initiative suisse en 2016: dans cette même Suisse qui avait très largement refusé, en 2012, de passer de 4 à 6 semaines de congés payés, tout soupçon de hausse du fardeau fiscal a le don de provoquer le rejet.

Guillaume Mathelier estime qu’une adhésion aux buts de l’impôt peut le rendre acceptable. L’impôt serait progressif, opérant une redistribution en faveur du revenu d’existence. Autre partie de son raisonnement: le capital d’émancipation qui représenterait la partie cumulée du revenu d’existence de la naissance à la majorité et qui remplirait le rôle d’un héritage garanti pour tous. Là, il s’agit d’utiliser l’impôt sur les successions dans le but de redistribuer une part des héritages au plus grand nombre. «Il s’agit de faire un usage mieux ciblé des recettes fiscales», souligne l’auteur.

Défaite de l’idée de redistribution

Est-ce réaliste? Pour ce qui est de l’indexation, on peine déjà nettement aujourd’hui à indexer suffisamment les salaires et les retraites à l’inflation. Pourquoi ferait-on pour le revenu d’existence ce qu’on n’a pas su faire pour tous les autres revenus?

Ensuite, s’agissant de l’impôt redistributif, force est de constater qu’aucune hausse d’impôt pour les plus riches n’a été observée depuis des décennies: on a plutôt vu de sensibles baisses. Aux Etats-Unis, par exemple, c’en est au point où les milliardaires paient des taux d’imposition plus bas que les 50% les plus pauvres.

Dans l’ouvrage «Désinformation économique» (2022), j’ai longuement analysé la grande défaite idéologique de l’idée de redistribution, en raison de la diffusion de narratifs opposés par l’élite des 1% les plus riches. Des «récits collectifs» qui ont davantage favorisé des concepts comme l’«innovation», le «mérite», l’«entrepreneuriat», ou la «création de valeur», sans jamais montrer combien les entrepreneurs ont aussi bénéficié d’aides de l’État. Un phénomène analysé par le politologue Francis Fukuyama.

Redéfinir le rôle de l’État

Guillaume Mathelier ne nie pas que la mise en place de ce revenu d’existence nécessiterait un tout autre état d’esprit. En réalité, une redéfinition de l’État. Le politologue actif au niveau communal fait ici volontiers l’autocritique du socialisme, «qui s’est montré complaisant à l’égard des mécanismes du marché et qui n’a plus joué le rôle de régulateur, car les idées libérales ont infusé chez les socio-démocrates».

Mais pour lui, ce n’est pas une raison de baisser les bras. Il estime qu’une partie de la population serait prête à adhérer à l’idée qu’une partie de la fiscalité serve ce but d’émancipation. Mais il faudrait définir quel État on veut. Une machine administrative? Une machine de contrôle? Ou la base d’un nouveau contrat social? «Il faut une transition démocratique qui ramène le citoyen au centre du jeu; mais sans projet et sans vision d’avenir, cela ne servirait à rien.» D’où le projet du revenu d’existence.

Une source de financement plus indolore, selon le cadre supérieur de la HEG, serait la microtaxe sur les transactions financières. Bien que l’idée n’ait pas réuni un nombre suffisant de signatures en Suisse, il estime que le débat n’est pas clos. «C’est une taxe globalement indolore, qui génère beaucoup de revenus. En matière d’acceptabilité du citoyen, elle a de gros atouts.»

Au final, Guillaume Mathelier plaide pour des mécanismes fiscaux simples, clairs, qui mettent le plus possible en relation l’individu contributeur et l’individu bénéficiaire. Qui permettent de savoir où va l’argent, car l’inverse a été, depuis longtemps, source de défiance. «Plus celui qui verse l’impôt adhère à l’utilisation de l’individu bénéficiaire, plus cette fiscalité à but redistributif aurait une chance de se réaliser.»

Toutefois, il est loin d’être acquis que, même expliqué de cette manière, le projet d’un revenu d’existence remporte l’adhésion de la population suisse. En 2016, le Conseil fédéral et le Parlement avaient, eux aussi, rejeté l’initiative.

Ce qui semble certain est que Guillaume Mathelier ne lâchera pas l’affaire. Pour son prochain livre, il approfondira la façon concrète d’instaurer ce revenu d’existence. Pour lui, la solution doit passer par des formes d’autogestion. Si l’État est bon pour ses fonctions régaliennes, l’éducation, la santé, il estime qu’il faut donner de la place à la responsabilité citoyenne. Il imagine des coopératives de citoyens coopérants, auxquels l’État s’engagerait constitutionnellement à verser la somme du revenu d’existence.

4 raisons d’envisager cette solution

Qu’en penser? Bien que j’aie émis un scepticisme à l’époque de l’initiative suisse de 2016, il faut constater que le contexte a changé. Aujourd’hui, au moins 4 facteurs essentiels plaident pour un regard neuf et pragmatique sur le revenu d’existence.

D’une part, comme analysé dans une précédente chronique, cela fait environ quinze ans que les États et les banques centrales, surtout à la faveur des crises qui se succèdent (krach de 2008, crise de l’euro, pandémie, guerre en Ukraine), redistribuent massivement l’argent public en faveur des grandes entreprises et des grandes fortunes privées. Je l’ai documenté à maintes reprises.

Les dividendes et rendements boursiers ont explosé en quinze ans, alors que les salaires ont stagné et même reculé en termes réels. Le creusement des inégalités est établi dans tous les pays développés. Ce phénomène est si déterminant, et si mal analysé, qu’il nécessite un vaste chantier de solutions. Il appelle à réhabiliter la notion de redistribution, comme le fait l’ouvrage de Guillaume Mathelier. L’idée de redistribution doit être considérée avec une urgence nouvelle, qui doit absolument s’émanciper de toute filiation idéologique ou partisane. Il n’est ni «gauchiste» ni «communiste» de parler de redistribution, il est simplement indispensable d’apporter des correctifs et rééquilibrages sociaux qui ont été trop loin, en raison de dérives qui nous ont éloignés des promesses mêmes du libéralisme et du capitalisme.

D’autre part, le phénomène de robotisation et de mise en service des intelligences artificielles, qui remplacent un nombre croissant de fonctions humaines, sera également très déterminant pour l’avenir du travail. Si bien qu’il pourrait rapidement s’avérer dans l’intérêt même des employeurs de voir émerger une solution socialement acceptable qui puisse accompagner cette transition historique vers l’IA, qui laissera fatalement beaucoup de monde sur le carreau. Pour le dire de manière froidement rationnelle, une solution comme le revenu d’existence serait moins coûteuse qu’une révolution.

Et enfin, un autre phénomène nécessite la plus grande attention: la montée des personnes inactives. Un problème devenu structurel. Depuis la pandémie de Covid, une part importante de travailleurs a quitté le marché du travail, pour ne plus y revenir. Ces personnes ne sont pas des chômeurs en recherche d’emploi. Depuis la fin de la pandémie, elles ne cherchent pas à revenir dans le circuit du travail. Ainsi le taux de participation à la population active, en particulier aux États-Unis, reste à ses plus bas niveaux depuis 45 ans, et la baisse du chômage annoncée de chaque côté de l’Atlantique est trompeuse, puisqu’elle repose sur une population active rétrécie.

Des millions de travailleurs préfèrent vivre d’un mix d’aides sociales ou d’aides familiales, au fait de travailler pour des salaires de misère ou cumuler de petits boulots. Sauf à améliorer les conditions de travail, à revaloriser les salaires, à investir davantage dans la formation, on ne pourra faire l’économie de repenser le monde du travail… sans le travail.

De quoi voir d’un œil nouveau les solutions comme le revenu de base, qui permettraient, malgré ces phénomènes, de garantir une vie digne au plus grand nombre. Par beau temps, le revenu d’existence a peut-être moins d’adeptes. Mais le beau temps est passé.

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