Nous vivons une intensification des rapports de force entre les pays. Cette nouvelle donne s’avère fatale à la Suisse. Quand le secret bancaire est mort en 2009, j’avais écrit que seules les puissances nucléaires allaient, désormais, se réserver le privilège d’entretenir impunément l’opacité financière sur leurs places. Un ouvrage a été consacré à cette thèse. Elle s’est largement confirmée depuis, les Etats-Unis devenant le paradis fiscal numéro un, sans être inquiétés.
Aujourd’hui, après la débâcle de Credit Suisse, j’ajoute que seules les grandes puissances peuvent entretenir de grandes banques systémiques. Mais ce n’est pas tout. Face à l’affaiblissement de la neutralité suisse, le constat est le même: d’autres puissances, plus autonomes et plus souveraines que la Suisse, peuvent aujourd’hui se permettre d’être neutres, de parler avec toutes les parties en conflit, et de faire affaire avec tout le monde. Car elles sont moins vulnérables aux pressions d’un camp ou d’un autre.
Ne pas comprendre cet état de fait, basé sur le rapport de force, c’est entièrement méconnaître les réalités géopolitiques actuelles.
La loi du plus fort
Aujourd’hui, la Suisse a perdu une de ses deux grandes banques, après avoir vu sa neutralité mise à mal et son secret bancaire balayé par les grandes puissances. Pour avoir ces atouts, il faut désormais être un pays plus puissant que la Suisse, c’est-à-dire qui a une armée ou banque centrale assez puissantes pour les protéger.
La vérité est que la Suisse a longtemps bénéficié d’atouts de grandes puissances, sans en être une. Mais cette ère s’est achevée. De toute façon, la Suisse avait toujours été tributaire de l’approbation des grandes puissances qui l’entouraient. Et, à présent, ces dernières ne veulent plus qu’elle jouisse de ces atouts.
Des risques démesurés
Si Credit Suisse est tombé, c’est parce qu’un petit pays ne peut entretenir deux grandes banques sans être soutenu par la planche à billets de colosses comme la BCE ou la Fed. La BNS ne suffit pas à assurer une banque de cette taille. Elle ne peut surveiller ni les expositions qu’elle prend sur les marchés internationaux, ni le comportement d’un top management qui n’avait plus rien de suisse. Le constat est exactement le même que dans l’affaire UBS en 2009. Le problème, c’est que nous importons des risques et des complexités venus d’ailleurs, sans être aucunement armés, en Suisse, pour les maîtriser.
Avoir deux grandes banques systémiques, c’est avoir deux expositions majeures au système financier international, ce qui peut fortement secouer un petit pays comme la Suisse. Ni les autorités locales, ni le régulateur helvétique ne peuvent affronter seuls une déstabilisation de ces grandes banques. Ils ne peuvent pas non plus les mettre à l’abri. C’est pourquoi le sauvetage de Credit Suisse n’avait pas grand-chose de suisse. La Confédération et la BNS ont agi avec les autorités des places financières américaine et européenne, largement impliquées avant et pendant les discussions.
On ne s’appartient plus
Avoir des banques aussi internationalisées, tout en ayant leur siège en Suisse, est une équation intenable. Cela a forcé la Suisse à exposer tout le pays à des risques beaucoup plus grands que le pays ne peut supporter, ou réguler. Ces risques viennent de pays comme les Etats-Unis, qui ont les moyens de les maîtriser chez eux. Cette exposition que nous ont amenée UBS et Credit Suisse a aussi forcé la Suisse à rendre des comptes à d’autres grandes places financières.
Lors des crises de 2009 et surtout de 2023, ses banques ne lui appartenaient plus, et elle ne s’appartenait plus. Les modalités de sauvetage respectaient les intérêts de tout le système financier mondial et pas uniquement ceux de la Suisse. L’approche était étatiste, sur le modèle américain, et tranchait là aussi avec cette Suisse décentralisée, responsable, libérale, où l’Etat intervient très peu dans le monde des entreprises.
Taille de planche à billets
La débâcle de Credit Suisse a révélé combien une grande banque systémique et cotée en bourse doit, si elle veut exister, être soutenue par une banque centrale gigantesque, comme la Fed ou la BCE. Un colosse capable, en cas de raids baissiers sur la banque, de se positionner acheteur contre tout le marché et de stopper la nuée des spéculateurs à la baisse. C’est ce qu’avait fait la BCE, le 26 juillet 2012, pour stopper la crise de la zone euro: son président Mario Draghi avait alors prononcé la fameuse phrase: «Nous ferons tout ce qu’il faut, et je vous assure que cela suffira.»
Les fonds spéculatifs avaient compris le message: ils devaient arrêter de parier contre la zone euro, car ils ne pourraient aller contre une planche à billets achetant à l’infini dans le sens inverse. En Suisse, la BNS ne pourrait se prêter à ce jeu, elle qui est déjà fragilisée par ses pertes de 132 milliards de l’an dernier, et dont les fonds propres ont fondu de 20% à 7% du bilan en fin d’année dernière.
En somme, une banque comme Credit Suisse, sur laquelle les spéculateurs peuvent émettre des rumeurs et prendre des paris baissiers massifs à travers des dérivés de crédit (CDS), doit avoir son siège dans un pays, ou un bloc, capable de contre-attaquer. Une banque qui peut se retrouver paralysée par un gel des contreparties et qui n’a pas, derrière elle, un institut aussi puissant que la Fed ou la BCE, devient le maillon faible du système financier.
La loi du plus grand
Bref, avoir des champions nationaux devient une affaire de grands pays. Ce principe est aussi à l’œuvre dans les autres domaines qui ont un jour fait la force de la Suisse. Le secret bancaire avait prospéré en Suisse tant que les capitales occidentales s’en accommodaient. Il a disparu à l’instant où les Etats-Unis et l’Union européenne ont décidé de le balayer. Il est alors devenu clair que seules des puissances ayant la capacité de dissuasion pouvaient se permettre, comme le font les Etats-Unis, de devenir un paradis fiscal au su et au vu de tous, sans que personne n’ose les attaquer.
Et enfin, la neutralité suisse, elle aussi, a prospéré tant que les puissances occidentales s’en arrangeaient. Pour s’effriter à l’instant où elle desservait les intérêts de l’OTAN. Or, dans le conflit russo-ukrainien, on voit très bien que de plus grands pays comme la Turquie (membre de l’OTAN) se permettent plus librement de jouer les intermédiaires dans le conflit. Sans que les grandes puissances osent leur en tenir rigueur, car Ankara a de puissantes cartes en mains.
A ce stade, on aura compris à quel point la Suisse est tributaire du jeu des puissances et prise dans les filets de la globalisation, tant géopolitique que financière. N’ayant pas une force de dissuasion propre, n’étant pas officiellement adossée à un bloc puissant, la Suisse ne peut se protéger des risques géopolitiques et financiers importés des autres pays, et ne décide pas seule de son destin.
C’est le monde qui a changé
Tout cela pour dire que ce n’est pas la Suisse, toute seule, qui a changé, qui a cessé d’être première de classe, fiable, prudente, ordonnée, ou précise, comme l’étaient ses banquiers et ses horlogers. Elle n’a pas perdu le goût de la qualité, de la diligence et du travail bien fait. Et ce, même si l’affaire Credit Suisse a semblé montrer tout l’inverse, avec la prise de risques la plus laxiste et la gestion la plus désastreuse qui soient.
Non, la culture suisse n’a pas changé: les cadres de la banque basés en Suisse sont irréprochables. C’est le monde, autour de la Suisse, qui a changé. Ce qui, au fond, est une excellente nouvelle. Qu’est-ce que cela laisse à la Suisse de demain? Précisément les atouts uniques qu’on vient de citer, qui la distingueront encore longtemps des grandes puissances, des méfaits de la course au gigantisme, de l’irresponsabilité des gros acteurs, de leur préférence pour la force plutôt que pour la compétence, de leur renoncement à la qualité, et de leur invariable penchant, au final, à s’autodétruire. Longue vie à la Suisse.