Les linguistes sont toujours optimistes. Ils sont aux sciences humaines ce que le MDMA est aux drogues dures. Dix-huit linguistes éminents publient justement un manifeste chez Gallimard intitulé: «Les linguistes atterré(e)s: la langue française va très bien merci!» Ils entendent lutter contre le préjugé voulant que l’usage de la langue française soit en déclin, grevée des «faux» usages qu’en feraient les jeunes, ou simplement toutes celles et tous ceux qui ne seraient pas Parisiens.
Comme le résume un communiqué publié sur le site de l’université de Neuchâtel: «Non, l'orthographe n'est pas immuable en français, martèlent les spécialistes. Non, les jeunes, les provinciaux ou les Belges ne «déforment» pas la langue. Oui, le participe passé tend à devenir invariable. Non, le français n'appartient pas à la France.»
Sans doute, une telle entreprise est à saluer. Et nous avons trouvé, dans ce livre, une quantité appréciable de faits que nous ignorions, et révisé quelques-uns de nos jugements hâtifs. Néanmoins, un doute subsiste. S’il est entendu que les académiciens et les puristes – dans le sens péjoratif du terme – ne font plus autorité pour ce qui concerne la pratique de la langue, qu’en est-il des linguistes? N’est-ce pas remplacer une autorité (celle, poussiéreuse, de l’Académie française) par une autre (celle, plus sémillante, diverse, labile, de l’université)? N’est-ce pas, si l’on nous permet cette impertinence marxiste, faire passer la langue de mains bourgeoises en mains bourgeoises?
Or, à qui appartient la langue française? Aux académiciens? Aux écrivains? Aux linguistes? À celles et ceux qui, allophones, luttent pour l’apprendre? À celles et ceux qui, dyslexiques, se battent contre elle tous les jours? À ceux qui la produisent intensivement sous forme de communication (médias, publicitaires, etc.)? À tout le monde, tant il est vrai que nous en faisons tous usage? Il semble que chacune des catégories des personnes citées puissent s’en réclamer à bon droit, d’où les querelles parfois violentes qui s’élèvent quand il s’agit de supprimer un accent circonflexe ou de réviser l’orthographe d’un mot.
L’approche scientifique des linguistes universitaires est sans doute préférable aux préjugés obscurantistes, mais entame-t-elle véritablement le vécu de celles et de ceux qui pratiquent la langue quotidiennement? Que tous les linguistes du monde s’assemblent pour proclamer que la langue française est en pleine forme suffit-il vraiment à convaincre ceux qui ont l’impression qu’elle est en déclin? C’est que le fait linguistique ne se déclare jamais seul, nu, avec la pureté d’un objet d’analyse. Bien plutôt, il est vécu dans un monde commun, et il ne saurait être artificiellement séparé de cet horizon. Or, les propos déclinistes ne concernent pas seulement la langue; mais aussi le monde dans lequel ce langage existe et se produit. C’est toute une société – ou du moins une partie de celle-ci – qui se sent vieille, décadente, illégitime.
Par ailleurs, n’est-ce pas comprendre fort étroitement la notion même d’analyse du langage que de s’en tenir à l’observation des usages? Et n’est-ce pas quelque peu candide que de tenir ces usages pour des manifestations spontanées des populations? En d’autres termes, peut-on ignorer la production intensive du langage par les grandes entités de la communication de masse (ce qu’en leur temps, Adorno et Horkheimer ont pu appeler «l’industrie culturelle»)? L’un des secteurs les plus créatifs (au moins en quantité de néologismes produits) du langage est directement issu des milles et une nuance du nouveau management. Faut-il en déduire qu’il s’agit là d’un enrichissement? Ou n’est-ce pas au contraire une figure de l’aliénation, celle qui consiste à remplacer les mots communs par un lexique spécialisé complètement hors-sol?
Sans doute, la vertu d’un manifeste est-elle de pousser son lecteur à s’interroger. En cela, le pari de «Les linguistes atterré(e)s: la langue française va très bien merci!» est tenu. Cependant, il n’est pas certain qu’une approche plus large de la linguistique permette de maintenir ce fier niveau d’optimisme. Le propre du MDMA est de produire des bouffées euphoriques; elles se paient généralement par plusieurs jours de descente aux abîmes.