J’imagine une séance du Conseil fédéral. Madame Baume-Schneider porte des couleurs vives et sourit niaisement, vaguement inquiète. Monsieur Parmelin a la cravate de travers, il se frotte les mains et sa langue est un peu sortie, ce qui lui donne ce côté rassurant que les Suisses ont appris à chérir (une amie cubaine me disait qu’elle rêvait pour son pays d’un Parmelin communiste, capable de créer du consensus aussi facilement que d’autres de la fausse monnaie). Cassis, le costume impeccable, les dents trop blanches, le regard absent, élabore de nouveaux euphémismes pour qualifier les massacres à Gaza («malheureux incident de chasse», «main un peu lourde», «Bibi taquin», «il y avait des terroristes cachés dans les enfants», etc.) Les autres, personne ne les connaît, je les imagine vêtus de gris, tirer la gueule, hocher mollement.
La séance sur le financement de la 13e rente AVS dure depuis une heure, peut-être deux, on se raconte surtout les vacances, pour l’AVS c’est plié, on sait à quoi s’en tenir, les vacances offrent au moins le charme de l’imprévu, de l’audace... Cassis arrive du Tessin, après une escale timide aux Jeux Olympiques, où la Suisse a ramené quelques breloques, pas beaucoup; Parmelin revient écarlate d’une virée en Bourgogne, il a des aigreurs, Dieu bénisse le Carmol; les autres sont allés dans des villes sinistres qui feraient confondre Payerne avec Venise, anecdotes, bons mots, calembours, et la 13e rente, son financement, facile: hausse de la TVA, ces salauds de pauvres n’ont qu’à trinquer.
Le Conseil fédéral, entre plusieurs options, a bien entendu choisi la pire. Celle qui augmente la cherté de la vie pour tous, même les plus pauvres, surtout les plus pauvres, celle qui nie la solidarité élémentaire de l’impôt progressif et des cotisations salariales, celle qui ne discrimine pas entre familles déjà grevées par l’inflation et familles à son aise, pour qui la 13e rente ne sera que le beurre sur les épinards, quand chez le pauvre elle sera non seulement les épinards, mais encore l’assiette et les couverts.
Cette politique du pire que mène le Conseil fédéral ne s’autorise pas seulement du mépris qu’il porte envers les pauvres. Comme l’explique madame Baume-Schneider au micro de Forum: «C'est aussi une manière de prendre en considération une demande des milieux de l'économie qui sont dans une situation qui ne peut pas être qualifiée d'euphorique.» Enfin, c’est surtout une manière de dissuader les Suisses, à l’avenir, de pousser le vice jusqu’à exiger plus de protection sociale et des conditions de vie digne, c’est une manière de dire aux jeunes: «Voyez, si vous aviez laissé crever vos vieux dans la misère comme nous vous le suggérions, vous ne payeriez pas plus cher aujourd’hui dans les supermarchés.»
Politique du pire donc, mais également de l’intimidation. Les milieux économiques « pas très euphoriques », et les partis bourgeois qui tirent toujours la gueule même s’ils ont les dents trop blanches, les éditorialistes de l’alarme permanente et du chantage à la misère soviétique, tous ne manqueront pas, lors des prochaines votations, d’agiter le chiffon de la hausse de la TVA et du dérèglement du cours du cervelas. On imagine, sans complotisme mal placé, que c’était là l’objectif recherché par celles et ceux que l’on nomme encore parfois les Sept sages, par abus de langage et par dérision. Les milieux économiques peuvent sourire, redevenir euphorique, et même roter leur choucroute en modulant les voyelles, ce qui a fait le charme de nos années d’école: ce sont, fort heureusement, les pauvres qui paieront – et on ne les y reprendra plus!