Cette France-là va bien. C’est en tout cas l’impression qu’elle donne. Un taux de chômage proche des 5% dans la plupart des communes, nettement inférieur à la moyenne nationale de 7%. Des entreprises visibles depuis la route, avec leurs parkings de voitures bien remplis, notamment dans le secteur de la logistique et de l’agroalimentaire. La communauté de communes du Val de Sarthe, au sud du Mans, est un tableau presque parfait de la France pavillonnaire, où la classe moyenne demeure une réalité, comme dans presque tout l’ouest du pays.
Et pourtant: dans cet ex-fief électoral de l’ancien premier ministre François Fillon, longtemps acquis à la droite, c’est aujourd’hui le Rassemblement national qui fait la loi. 32% pour la liste du RN de Jordan Bardella aux élections européennes du 9 juin. Et des prévisions autour de 40% au premier tour des législatives, pour le parti national-populiste dirigée par Marine Le Pen.
Résistance, c’est le mot
J’ai voulu me rendre dans la Sarthe pour comprendre comment, dans une région semi-rurale et touristique, connue dans le monde entier pour la fameuse course des 24 heures automobile, la résistance s’organise contre le RN. Résistance, c’est le mot. Car ici, le Rassemblement national a lancé à l’assaut de la quatrième circonscription de la Sarthe une de ses pièces maîtresses. Marie-Caroline Le Pen, 64 ans, est la sœur aînée de Marine. Elle est surtout celle qui, de tout temps, a organisé la logistique du parti, tenu par son clan familial.
Son époux, Philippe Olivier, est député européen RN tout juste réélu. Sa fille Nolwenn a été la compagne de Jordan Bardella. Une affaire de famille, que le clan lepéniste espère bien exporter sur les bords de la Sarthe, du côté de la superbe Abbaye de Solesmes. Logique. Cette terre est historiquement de droite, version gaulliste. François Fillon, et avant lui son mentor Joël le Theule, y a pendant des décennies creusé le sillon d’une droite bourgeoise, conservatrice, proche du patronal local. Jusqu’à ce que Macron profite de la débâcle de Fillon, empêtré en 2017 dans les affaires politico-financières (qui lui ont valu d’être condamné pour détournement de fonds publics), pour accéder à l’Élysée. Une occasion saisie par la gauche pour s’emparer, depuis cette date, de la circonscription.
Me voilà au Mans, au local de campagne d’Élise Leboucher, la députée sortante, de nouveau en lice pour le Nouveau Front populaire. Affiches, profession de foi, tracts… Tout a dû être imprimé et livré en urgence. La candidate, éducatrice spécialisée pour les enfants, descend fumer une cigarette pour échanger avec nous. Le panorama? Une «circo» assiégée. La droite a disparu pour y être remplacée par la vague Bardella-Le Pen. Alors que faire pour la contrer?
«Parler, encore parler..»
«Parler, encore parler, expliquer ce que j’ai fait à l’Assemblée pendant deux ans argumente Élise Le Boucher. Beaucoup d’électeurs ne comprennent pas ce qui vient de se passer. Emmanuel Macron nous a précipités dans le mur. Il faut se justifier, rassurer, démontrer que la gauche n’est pas la caricature dépeinte par l’extrême-droite et par le président». Un élu local, présent à nos côtés, acquiesce. Il nous montre le manifeste signé par 105 élus locaux et publié par Ouest France. Intitulé «La République est en danger, faisons barrage à l'extrême droite», il témoigne du degré d'inquiétude ambiant. «Le non-cumul des mandats de député et de maire a rompu le lien entre les habitants et leurs élus nationaux, mais ils le veulent ce lien. Ils y tiennent! Le député, c’est celui qui rend service, qui les écoute, qui peut aider. La force d’Élise est d’avoir été toujours auprès des associations locales. Elle a souvent été absente des cérémonies officielles et protocolaires. Mais elle a en revanche labouré son terrain social».
Marie-Caroline Le Pen a une heure d’avance sur nous. Ce matin, elle était au marché de Sablé. Elle sait que dans la 4e circonscription, 11% des habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté, notamment dans les faubourgs d'Allones, la banlieue du Mans. Ceux qui l’ont vu ont aussi aperçu les caméras de BFM TV qui la suivaient. La Sarthe est un miroir du pays réel dont le RN a fait sa boussole politique. «Il y a du boulot ici rigole le correspondant local d’Ouest France Stéphane Bois, Macron pourrait prendre Sablé comme modèle pour sa fameuse phrase «il suffit de traverser la rue pour trouver du travail». Problème: le ressenti est celui d’une insécurité croissante.
Absence de réponses
La communauté comorienne, attirée par les emplois dans l’agroalimentaire, a pris de l’importance. Des femmes voilées sont apparues. Deux mosquées voisinent avec l’église. Le pays sarthois n’est plus celui des paysans rois. Le Mans, la ville voisine, happe trop d’infrastructures. «Il y a une zone grise concède Dominique Dhumeaux, maire de Ferçé sur Sarthe. Je me souviens, en tant que vice-président de l’Association des maires ruraux français, avoir passé beaucoup de temps à Paris pour convoyer les demandes de nos administrés dans les ministères. Maintien des services publics, épuisement numérique, besoin de proximité… Tout cela s’est évaporé. On nous a tendu, mais jamais répondu». Domninique a surtout gardé un souvenir cuisant: les cahiers de doléances dans les mairies, suite à la crise de «Gilets Jaunes» de l'hiver 2018, c'était lui. Et que s'est-il passé après ? Rien...
La famille Le Pen est en embuscade à juste titre. L’Abbaye de Solesmes est un foyer de catholicisme à l’ancienne. Tout autour, de superbes propriétés valent à ces bords de Sarthe le surnom de «Beverly Hills». Le déclassement ici n’est pas social. Il est culturel. Jalousie de la ville du Mans dirigée par le maire socialiste Stéphane Le Foll, ancien ministre de l’Agriculture. Dénigrement des élites trop loin des réalités de ce terroir agricole fameux pour ses rillettes.
Et surtout dégagisme, volonté de changement, et surenchère des demandes...
400 euros par an
«Notre école de musique, L'Unisson, dans le cadre de la communauté de communes du Val de Sarthe, permet aux enfants de suivre des cours pour 400 euros par an. Or il arrive que certains parents nous demandent de rembourser les séances lorsque leurs fils ou filles ne sont pas venus» reconnaît un élu, convaincu que beaucoup de gens, ne créditent plus les politiques, quels que soient les résultats obtenus. François Fillon régnait en châtelain féodal sur ces parages très verts, divisés par des haies. Mais depuis vingt ans, tout s’est désagrégé. La preuve: «Les Républicains», le parti de droite, vient d’investir un tout jeune candidat inconnu du public. La décennie Macron a tout mis par terre. «Marie Caroline Le Pen ne connaît rien de nous. Elle est parachutée et elle débarque complète son adversaire de gauche Élise Leboucher. Or les gens, sur les marchés, lui parlent de leurs racines, de ce qu’ils veulent protéger. Ils la voient comme un bouclier. Mais contre quoi?»
Dominique Dhumeaux, le maire rural, abonde dans ce sens. «On ramasse les morceaux d’une cassure politique. Ici, dans la Sarthe, Macron a tué Fillon. Les socialistes se sont engouffrés. Mais il manque quelque chose aux gens: beaucoup se croient en danger, parce que la télévision le leur dit du matin au soir. Voter Le Pen, c’est voter pour soi, contre les autres». Je partage ces réflexions avec Philippe Bergues, adjoint dans la même commune de Ferçé sur Sarthe. Amoureux de l’Asie, cet ancien prof d’histoire-géographie a toujours vécu au long cours. Il confirme, entre deux évocations des moments mythiques des 24 heures du Mans. Ferrari, Alpine, Porsche…
Bolide politique
«Macron a été un bolide politique. Jordan Bardella en est un aussi. Marie Caroline Le Pen espère découler ici de la même façon. Il y a une perte de repères. Tout va trop vite». La Sarthe, ce si calme département, est à l’unisson des fractures françaises. Elles ne sont pas visibles. Elles sont souterraines. On vote RN car l’on ne comprend pas pourquoi le monde change, et que l’on a plein les bottes de Jupiter-Macron. On souffre d’un pouvoir trop vertical, trop éloigné. Les promesses sociales de Marine Le Pen cajolent l’électorat, et plaisent aux jeunes comme aux vieux. «La France tranquille n’a plus de force, ironise un passager du TGV Le Mans-Paris, rencontré sur le trajet du retour. Alors, elle vote pour fermer les portes et les fenêtres en attendant que l’orage passe».