Il connaît bien la Suisse, le pays de sa mère tessinoise. Premier ministre en France entre 2014 et 2016, Manuel Valls est l’un des représentants de cette social-démocratie laminée par Emmanuel Macron, avant de renaître lors des récentes élections européennes. Mais au-delà des pronostics politiques pour les législatives des 30 juin et 7 juillet, c’est un comparatif entre la Suisse et la France que nous lui avons demandé.
Pourquoi un gouvernement alliant des formations politiques aussi diverses que le Rassemblement national (droite nationale populiste) et La France Insoumise (gauche radicale) ne serait pas possible en France, si aucun parti n’obtient une majorité absolue des 577 sièges de députés? Pourquoi Emmanuel Macron, décidé à demeurer à son poste jusqu’en 2027, ne deviendrait pas l’arbitre d’une coalition «d’intérêt national»? On rêve? A entendre Manuel Valls, il semble bien que oui…
Manuel Valls, vous savez comment fonctionne la Suisse. Au Conseil fédéral, l’UDC et les socialistes gouvernent ensemble. Si aucun parti n’obtient la majorité absolue après le 7 juillet, pourquoi ne pas essayer en France?
Regardons d’abord ce qui sortira des urnes. Attendons de savoir ce que les Français veulent, puisque Emmanuel Macron a décidé de leur redonner la parole. Si je mets, comme vous me le demandez, une casquette d’observateur, je vois quoi? A priori deux options.
La première est une majorité absolue pour le Rassemblement national, qui lui permettra de gouverner seul. La seconde est une forte poussée du RN sans parvenir à la majorité, ce qui l’amènera à refuser de gouverner. Il n’y aura pas d’autre choix que de bâtir une coalition inédite. Avec un énorme problème: je ne vois pas trop comment Emmanuel Macron peut bâtir quelque chose de solide autour de lui et dans le climat politique actuel.
Il n’y a personne de raisonnable en France? Pas d’autre solution que la confrontation bloc contre bloc?
Je vois bien à quoi vous pensez. J’y pense aussi quand je mouline les scénarios. L’option la plus probable serait un gouvernement soutenu par une coalition majoritaire qui s’allie contre le RN, une sorte de «front républicain» à l’Assemblée nationale. Mais encore faut-il que cette majorité existe, or vu les positions défendues par la gauche radicale, je ne la vois pas émerger!
La seconde option, plus suisse, est celle d’une majorité de projet ou de programme, autour de quelques points d’accords et de quelques réformes. Mais là aussi, laissez-moi exprimer de sérieux doutes! Comment faites-vous gouverner ensemble des partis qui ont des différences aussi profondes sur la gestion des finances publiques, les retraites, les questions de sécurité ou l’immigration? Je note par ailleurs qu’Emmanuel Macron aurait pu, avant la dissolution, tenter une «coalition». Depuis deux ans, l’arithmétique le permettait. Or, il ne l’a pas fait.
Mais pourquoi pas essayer? Vous êtes un homme politique expérimenté. On peut imaginer des majorités de projets, au coup par coup…
Vous partez du principe que la situation nouvelle issue des urnes obligera la France à être gouvernée d’une manière différente. Soit! On peut essayer. Mais le poids des traditions politiques et celui du calendrier, avec la présidentielle de 2027 dans le viseur, seront des obstacles très sérieux. Je n’ai jamais pensé que la France est, en temps normal, capable d’accepter un système de consensus à la Suisse. Alors que dire aujourd’hui, alors que le climat politique n’a jamais été aussi polarisé et radicalisé, et que les vainqueurs de ces législatives vont se positionner pour la conquête future de l’Élysée? Pour résumer: je ne crois pas que le RN, la France insoumise et les autres partis puissent gouverner ensemble, comme en Suisse. Et je ne crois pas qu’un gouvernement de coalition puisse fonctionner s’il exclut à la fois le RN et LFI. Cela laisse très peu de marge.
Donc l’union nationale, c’est non?
Vous me demandez si l’on pourrait voir, en France, un gouvernement où tous les partis seraient représentés, pour surmonter le blocage du pays. Cela ne s’est fait qu’une fois dans notre histoire: à la libération, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de l’occupation nazie. Excusez du peu. Nous n’en sommes pas là! Dans votre scénario, il faudrait compter sur la bonne volonté de tout le monde. Je vous ai répondu pourquoi je n’y crois pas, compte tenu de la culture politique française et de l’agenda des principaux partis.
Cela dit, ce sont les résultats électoraux qui vont parler. N’oubliez pas qu’un gouvernement sera en permanence à la merci d’être renversé, au moins par le RN et par la France insoumise. S’ils décident de voter ensemble une motion de censure! Pardon de décevoir votre pragmatisme helvétique: je ne crois qu’un gouvernement de ce type ne serait pas tenable. Le consensus à la Suisse reste impossible en France.
Il y a une autre option: un gouvernement de «techniciens». On entend beaucoup cette expression ces temps-ci…
Emmanuel Macron nous oblige, avec la dissolution, à réfléchir à toutes les hypothèses. Sauf qu’un gouvernement, aussi technique soit-il, aura besoin du soutien d’une majorité à l’Assemblée nationale, ne serait-ce que pour faire adopter le projet de loi de finances. J’ajoute que la technique n’existe jamais totalement. Il faudrait qu’un tel gouvernement soit composé de personnalités qui ne soient pas directement impliquées dans la vie politique quotidienne. C’est peut-être à envisager, mais dans ce cas, tout un tas de questions se poseront. Par qui ce gouvernement sera nommé? Sera-t-il le fruit d’un dialogue avec l’Assemblée? Si oui, cela veut dire que des partis accepteront de le soutenir. Sur quelle base? Sur un programme a minima? Soutien à l’Ukraine, assainissement des finances publiques… Sauf que tous ces sujets sont propices aux divisions.
Vous ne croyez pas à l’hypothèse d’une démission d’Emmanuel Macron?
Il dit le contraire. Il a répété qu’il accomplira son mandat jusqu’en 2027. Démissionner, dans un tel contexte, reviendrait à fragiliser davantage les institutions, et à placer le pays dans une situation dangereuse, voire irresponsable. Le président doit assurer l’unité de la nation. C’est un rôle tout à fait essentiel. Démissionner, c’est créer une crise supplémentaire, d’autant que son successeur ne pourrait pas dissoudre l’Assemblée tout juste élue pendant un an.
Et donc, on sort comment de cette crise politique?
On laisse avant tout parler le peuple. Puis on en tire les conséquences. Je crois davantage, pour sortir de cette crise, à une solution trouvée grâce au génie des chambres. Le Sénat aura aussi son rôle à jouer. La France va se retrouver deux scénarios possibles: soit la cohabitation, compliquée avec l’extrême-droite, soit la nécessité d’emprunter un chemin totalement nouveau pour sortir par le haut. La «méthode suisse» a le mérite de nous faire réfléchir.
La solution, ce n’est pas l’introduction de la proportionnelle?
J’ai toujours été un grand partisan du scrutin majoritaire, mais vous avez raison: la question de la proportionnelle doit être posée. Je suis sûr qu’elle sera posée. Si on veut demain des coalitions libres, au lieu d’essayer de rassembler des gens qui ne s’entendent sur rien, on devra en passer par là.