La Suisse niçoise. C’est le nom de cette partie des Alpes-Maritimes dont Eric Ciotti est à la fois le rejeton et le «parrain» politique. C’est ici, dans ces contreforts alpins français, bordés en contrebas par la Méditerranée, qu’il faut se rendre pour comprendre pourquoi le président des «Républicains», la droite traditionnelle française d’inspiration gaulliste (l’héritière du RPR de Chirac, de l’UMP de Sarkozy…), a rallié sans hésitation le camp national populiste, sitôt la dissolution de l’Assemblée nationale prononcée le 9 juin par Emmanuel Macron. Direction son fief familial, Saint-Martin-Vésubie, au cœur de cette Suisse matinée de Côte d'Azur…
Eric Ciotti, 58 ans, est aujourd’hui présenté par ses adversaires comme l’archétype du traître en politique. C’est ainsi que tous les ténors de la droite française parlent de lui depuis sa décision, prise de façon théâtrale, seul dans son bureau du siège parisien des «Républicains» (LR), de conclure une alliance électorale avec le RN pour lui et une cinquantaine d’autres candidats. Mais que veut dire cette traîtrise ici, dans cet arrière-pays dévasté en octobre 2020 par le déferlement de milliers de tonnes d’eau qui transformèrent la Vésubie en rivière de montagne folle de rage, lors de la tempête Alex?
Pas confiance dans les partis
Michèle est retraitée. Elle croit que seuls les hommes et les femmes, pas les partis politiques, peuvent faire la différence. Elle égrène les présumés mensonges «de tous ceux qu’elle regarde pérorer à la télévision». Elle se revendique de droite. Alors Eric, l’enfant du pays, fils d’une mère institutrice et d’un père entrepreneur, petit-fils de l’exploitant d’une scierie dont beaucoup se souviennent encore et parlent comme s’il n’était jamais parti de Saint-Martin? «Ciotti n’est pas fait pour Paris, lâche notre interlocutrice, accoudée à l’une des fontaines de la commune. Là-bas, ils racontent n’importe quoi pour faire peur aux électeurs. Pour les gens d’ici, la droite de Jacques Chirac et celle de Marine, c’est la même. On ne fait plus la différence depuis longtemps.»
Saint-Martin-Vésubie, bucolique municipalité de montagne remplie d’hôtels de charme pour randonneurs et chasseurs, est un bon résumé de ce qui est en train de se passer en France, à la veille des élections législatives anticipées des 30 juin et 7 juillet. Comme la Vésubie lors de la tempête Alex, tout a glissé. Le torrent politique est devenu cascade. Au point d’emporter tout sur son passage. Longtemps habituée à être canalisée entre différentes familles politiques (les gaullistes, les centristes, les libéraux…), la droite a explosé. La gauche, malgré la dynamique d’union du Front populaire, demeure à la traîne. Tandis que Macron espère surfer sur le tumulte.
«On ne les a pas essayés»
J’en parle au maire de Saint-Martin, Ivan Mottet, vétéran de la gestion municipale. Ancien cadre d’une société commerciale, Ivan a aussi été maire d’une commune en Isère, plus au nord. Il reconnaît que les élections du 30 juin et 7 juillet vont faire beaucoup de casse à droite: «Je ne suis pas en faveur du pacte conclu par Ciotti avec le Rassemblement national. Il le sait. Je lui ai dit. Mais franchement, à quoi cela rime de toujours parler de valeurs et de principes, de diaboliser l’extrême droite alors que les gens voient, au quotidien, l’inefficacité de certaines agences publiques, les promesses non tenues comme celles d’Emmanuel Macron qui jurait de tout reconstruire ici? Les électeurs du RN me répètent tous la même chose: Eux au moins, on ne les a pas essayé.»
Au pied de sa mairie, juste sous son bureau, une plaque honore la mémoire du Général de Gaulle et, à côté du monument aux morts, une dalle de granit salue les forces américaines qui libérèrent la Vésubie du joug nazi, durant l’été 1944, il y a 80 ans. Le Rassemblement national, héritier du Front national de Jean-Marie Le Pen, c’est le retour du fascisme? «C’est surtout pour moi un vote de protestation, nuance le maire. Beaucoup de gens ici en ont marre. Ils ne sont pas racistes. Ils sont juste déboussolés. La Suisse niçoise, c’est pas la vraie Suisse. Ça ressemble un peu côté paysages, mais on n’est pas calme, comme chez vous! On n’aime pas trop le compromis.»
Une pile de dossiers
Je souris. Le maire désigne sur son bureau une pile de dossiers. La catastrophe de la tempête Alex, en octobre 2020, a montré les limites d’un système à bout de souffle. Trop de règles de construction mal respectées aux abords de la Vésubie. Des agences gouvernementales qui se marchent sur les pieds. Des budgets mal dépensés. Des calendriers non respectés.
Quel rapport avec Eric Ciotti? L’enfant du pays échappe à la critique. Vu de Saint-Martin-Vésubie, le député n’est pas le caricatural président des Républicains, claquemuré dans son bureau et maintenu à son poste par la justice, après avoir été démis de ses fonctions par les barons du parti, ceux qu’il nomme «les chapeaux à plumes». Il est l’élu qui a favorisé l’implantation du parc Alpha, un sanctuaire d’observations des loups du Mercantour. Il est celui qui s’est battu pour le nouvel hôtel «Le Resort», qui accueille des séminaires sur les hauteurs.
Ciotti et Bardella
Chacun, ici, y va en plus de son histoire. Ciotti et Bardella? Rien à dire. Juste une alliance pour faire gagner la candidate qui se présente sous les couleurs de leur alliance, Christel d’Intorni. C’est la rivalité Ciotti-Estrosi qui fait jaser. Ciotti est député de la première circonscription des Alpes-Maritimes. Sa permanence est sur le port. Estrosi, rallié à Macron, est le maire de la ville et le patron de la métropole. Le second a lancé la carrière du premier, qui fut son attaché parlementaire. Ciotti aime les joutes intellectuelles. Estrosi, autodidacte, sait parler aux gens.
«A Nice, les gens de droite pensent tous comme le RN. N’oubliez pas que cette ville a eu un maire Front national (Jacques Peyrat, entre 1995 et 2008), reconnaît Michel, un notable de l’ex-quartier de l’Acropolis, l’ancien Palais des Congrès détruit par le maire pour étendre sa coulée verte. Ciotti, un traître? «Pour moi, il a plutôt eu raison. Le Pen et Bardella, c’est la droite du bon sens. Ils disent ce qu’on pense du pays, des étrangers, des valeurs qui doivent rester les nôtres. Beaucoup d’électeurs ici disent: je ne vote pas pour la droite de Paris moi, je vote Ciotti. Et de toute façon, sans alliance avec le RN, il risquait de tout perdre.»
L’ordre et la tranquillité
La France de Saint-Martin-Vésubie, dans les montagnes de l’arrière-pays niçois, n’est pas si différente de celle de Nice, les pieds dans l’eau, ouverte aux vents sablonneux qui remontent depuis le Sahara. «La religion de cette partie du sud de la France, c’est l’argent, l’ordre et la tranquillité, prisée des retraités», s’énerve une commerçante de Saint-Martin. Et puis ici, les Le Pen sont connus. Le RN, c’est un peu la famille: «On les a vus tous passer ici, rumine une journaliste de Nice Matin. Jean-Marie voulait prendre la région Provence Alpes Côte d’Azur. Sa petite-fille Marion a ensuite essayé. Ils ont échoué. Mais ils ont marqué ce territoire.»
«Aujourd’hui, il y a une Bardella-mania sur la Riviera. Bardella est jeune, sportif, il présente bien.» Et si Ciotti, professionnel de la politique depuis plus de trente ans, devenait le mentor du jeune président du RN? Une journaliste de Nice-Matin témoigne. Elle le connaît bien: «Ciotti veut être ministre de l’Intérieur. Il est prêt à tout pour ça. Mais ne croyez pas qu’il soit le seul dans ce cas. Le RN aujourd’hui, c’est un tremplin. Sa victoire aux européennes l’a montré avec 32% des voix, il a le vent en poupe.» Seul bémol chez un cadre du journal Nice Matin: «Le danger pour Ciotti, plutôt brillant et capable, c’est de s’enliser avec un RN mal formé, mal préparé, incapable de conduire le pays s’il l’emporte. A quoi sert de vouloir être à la barre si l’équipe est incapable de maintenir le navire à flot?»
«On lui fait confiance»
Arpenter la Suisse niçoise permet de comprendre cette nouvelle équation politique. Sur les hauteurs, Saint-Martin-Vésubie est l’archétype de la commune rurale touristique. Le bourg est manucuré. Son maire, Ivan Mottet, dit l’évidence: «J’ai vu Macron venir ici après la tempête Alex. J’ai discuté avec lui dans ma voiture. Il a tout promis. Et beaucoup de ses promesses ne se sont pas concrétisées.» Moralité: «Nos localités, nos régions reculées ont besoin de relais, de politiques efficaces qui apportent les soutiens et les subsides. Eric Ciotti, c’est la politique à l’ancienne. Les gens aiment cette droite-là: celle qui agit, qui les défend. Ils ne veulent pas de parlottes et de principes. On vote Ciotti, pas RN. On lui fait confiance.»
Et tout le reste? La démagogie du Rassemblement national qui renie déjà une partie de ses promesses sociales et économiques. La xénophobie de ce parti, ses diatribes anti-immigrés, les contradictions entre le vote RN et la réalité de cette région de la Côte d'Azur, métissée et ouverte sur le monde. Eric Ciotti n’a-t-il pas simplement un plan de carrière? Lui, le «petit» de la Suisse niçoise qui se voit conquérir Paris en chevauchant l’extrême droite? «Il n’y a pas que ça, complète Emmanuel Rivière, de l’institut de sondages Kantar. Le RN s’est banalisé dans la morphologie de la société. A force de parler de fractures, d’archipel, etc. On a induit l’idée que les Français ne pouvaient plus vivre ensemble. C’est très dangereux.»
«Refaire France»
Le Général de Gaulle, la figure tutélaire de la droite française, avait eu le postulat inverse après la guerre. Rassembler malgré tout. «Refaire France» ensemble. La droite version Ciotti, ou Bardella, mise sur la radicalité. «Vu d'ici, le parti Les Républicains est un massif montagneux qui n’a plus à offrir que des crevasses et des avalanches», rigole un randonneur, à Saint-Martin-Vésubie.
La Suisse niçoise sait que la France est au bord de l’éruption politique. Pour ses partisans, Éric Ciotti ne fait qu’anticiper l’explosion programmée du volcan.