C’est une petite révolution dans le monde de la surveillance des médias.
Dans un arrêt d’ores et déjà très commenté, le Tribunal fédéral bouscule l’ordre établi. Celui-ci ordonne que les éventuelles suppressions de messages d’internautes sur les canaux digitaux de la SSR puissent désormais faire l’objet d’une réclamation devant le médiateur de la SSR.
Le cas échéant, elles pourraient aussi faire l’objet d’une plainte devant l’Autorité Indépendante d’examen des plaintes en matière de radio-télévision (AIEP) et d’un recours devant le Tribunal fédéral. Ultimement, une plainte pourrait être déposée auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH).
La modération des commentaires dans le viseur
Jusqu’à présent, seules les contributions rédactionnelles (soit essentiellement les émissions de radio et de télévision, de même que le contenu des sites de la SSR) pouvaient faire l’objet d’une surveillance rédactionnelle, sous l’empire de la loi fédérale sur la radio et la télévision (LRTV). L’idée étant que les contributions rédactionnelles produites par la SSR puissent être soumises à l’examen.
Désormais, cet examen est étendu à la suppression, par les modérateurs de la SSR, des commentaires d’internautes sur les comptes de réseaux sociaux du diffuseur de service public, voire à l’exclusion – temporaire ou permanente – de certains commentateurs.
La SRF avait supprimé son commentaire ironique
À l’origine de cette décision de justice? Une internaute schwytzoise avait posté, dans le contexte de la lutte anti-Covid, un commentaire ironique sur le compte Instagram de SRF News. Celle-ci avait répondu à un post indiquant que l’État allemand allait supprimer la gratuité des tests Covid.
Les modérateurs de la page avaient ensuite retiré son commentaire, estimant qu’il allait à l’encontre de la charte de conduite des réseaux sociaux de la SRF. Saisis, tant le médiateur de la SRF que, dans un deuxième temps, l’AIEP, se sont déclarés incompétents.
Pour le Tribunal fédéral, qui voit cela d’un œil sévère, supprimer un commentaire porte une atteinte à la liberté d’expression des personnes concernées. Il ajoute que la suppression d’un commentaire ne constitue en principe pas une atteinte à la personnalité ou une atteinte sanctionnée pénalement. Ce qui est une bonne raison de considérer que, de fait, il n’y a pas de véritable accès au juge dans ce cas précis.
Tout cela est diablement vrai. Et une chose est certaine: supprimer un commentaire est une décision de nature à tout le moins quasi éditoriale puisqu’elle excède le simple hébergement de contenu tiers.
Ce qui est dit ou montré, mais pas supprimé
Mais il ne faut pas oublier que le système de surveillance éditorial institué par la LRTV vise au premier chef à passer au crible, exclusivement sur plainte, les productions éditoriales des diffuseurs, ce par quoi il faut comprendre les émissions et les produits associés (on parle, par exemple, pour qualifier les pages Internet de la SSR, des «autres services journalistiques»).
En clair, la surveillance porte essentiellement sur ce qui est dit ou montré. Faire porter la surveillance sur ce qui a été supprimé ou édité des commentaires de tiers relève d’une activité parfaitement différente, sans lien avec la mission qui a été confiée à l’AIEP par le législateur.
La boîte de Pandore est ouverte
D’autre part, cette décision ouvre une véritable boîte de Pandore: les réclamations risquent bien d’affluer en (très grand) nombre devant les organes de médiation de la SSR et, dans un second temps, les plaintes devant l’AIEP.
Et cela laisse de nombreuses questions ouvertes: faute de jurisprudence à ce sujet, à quelle aune précise devra-t-on examiner si c’est à tort ou à raison que tel ou tel commentaire a été supprimé? La LRTV elle-même ne prévoyant pas de dispositions à cet égard, l’AIEP devra-t-elle alors appliquer, comme semble le retenir le Tribunal fédéral, les règles de la charte de conduite de la SRF (Netiquette)? Cela paraît pour le moins discutable, dès lors qu’il s’agit là d’un document de nature contractuelle émis par la SRF et qui ne ressort pas de la concession de la SSR ou d’un quelconque autre texte officiel.
La fin de l’espace commentaire?
Cette décision place également les modérateurs de la SSR devant des choix cornéliens: dans un cas d’espèce, vaut-il mieux laisser subsister un commentaire douteux, au motif que sa suppression risque de déclencher des procédures administratives? Ou le supprimer, dans une optique de réduction des risques? Une difficulté de monitoring qui se fera encore plus prononcée lorsque les sujets seront particulièrement sensibles (religion, politique, …)
Il ne paraît pas exclu que la SSR puisse envisager de supprimer purement et simplement la possibilité pour les internautes de laisser des commentaires en regard de ses propres publications sur les réseaux sociaux. Et si cela devait être le cas, on ne saurait raisonnablement le reprocher au diffuseur de service public.
Dans une telle hypothèse, la défense de la liberté d’expression pourrait avoir, dans le cas d’espèce, l’effet contraire à celui escompté: une restriction de la possibilité d’expression.
Qui a dit que le mieux pouvait être l’ennemi du bien?