Livia Leu: réussite ou échec? Du côté bruxellois, la gueule de bois prévaut après l’annonce, mercredi 9 mai, du prochain départ de la Secrétaire d’État, nommée ambassadrice à Berlin.
Aucun résultat concret, ou presque, en deux ans de pourparlers «exploratoires» depuis le rejet unilatéral du projet d’accord-cadre par le Conseil fédéral le 26 mai 2021! «On savait seulement que Livia Leu ne voulait pas ceci ou pas cela et que rien ne pouvait être convenu», nous expliquait, après l’annonce du prochain départ de la négociatrice en chef helvétique, une source familière des dossiers au sein de l’Exécutif communautaire. Dur. «Il n’y aurait eu aucun problème à convenir de certains thèmes exploratoires sur le fond, tout en limitant l’accord à une date ultérieure, poursuit cette source. Mais son comportement a consisté à 'finasser', ce qui a pris beaucoup de temps.»
À quoi s’en tenir dans ce labyrinthe Suisse-UE? Suivez notre guide Gilbert Casasus, professeur émérite, expert des questions européennes et bien connu de nos lecteurs des deux côtés de la Sarine.
Gilbert Casasus, faisons simple: ce départ annoncé de Livia Leu mérite-t-il d’être commenté?
Bien sûr. Car il ne s’agit pas du tout d’une mutation diplomatique classique. Que Livia Leu, diplomate chevronnée, ait choisi de terminer sa carrière en beauté en Allemagne est une très bonne nouvelle! Toutes mes félicitations. Le bruit circulait dans la presse depuis quelques jours. Le nom possible de son remplaçant, l’ambassadeur Alexandre Fasel, originaire de Fribourg où j’ai longtemps enseigné, circule même déjà. Sa réputation n’est plus à faire et je connais bien son fils. Mais il manque toujours le même élément du puzzle bilatéral. Que veut Ignazio Cassis? Que veut le gouvernement? Fasel a un profil bien plus pro-européen. Mon avis? Livia Leu s’en va. Mais le Conseil fédéral, lui, ne sait toujours pas où il va!
On a quand même appris, le 29 mars, qu’un nouveau mandat de négociation en bonne et due forme va être délivré par le Conseil fédéral…
Franchement, vous y croyez? Il est où ce mandat? Pour faire quoi? Pour moi, le départ de Livia Leu est plutôt le résultat de désaccords croissants entre elle et son chef, Ignazio Cassis. Depuis la venue du Commissaire européen Maros Sefcovic à Fribourg puis à Berne à la mi-mars, un vent de fébrilité européen souffle au département des Affaires étrangères (DFAE) en raison des divisions du Conseil fédéral, au sein du gouvernement, ceux qui jugent indispensable de tendre une main ferme à Bruxelles. Et il y a les autres, à commencer par l’UDC, dont les ministres et les élus ne veulent rien entendre avant les élections fédérales d’octobre. Je n’ai pas besoin de vous faire un dessin. À mon avis, Livia Leu penchait du côté des «durs». Elle n’a pas tenu tête à Bruxelles, durant ces deux ans de phase exploratoire, pour lâcher prise maintenant. Son départ est le résultat de ces fissures. Ça craque. Ça procrastine. C’est toujours la même histoire: une partie du gouvernement suisse se dit que l’actuelle Commission, y compris Maros Sefcovic, ne sera plus là après les élections européennes de mai 2024. Alors, pourquoi se presser? On joue l’usure. On veut gagner du temps. Je comprends pourquoi Madame Leu a opté pour Berlin. Ce genre de climat politique, c’est intenable.
Essayons quand même d’imaginer l’option inverse. Et si Ignazio Cassis changeait de négociateur parce qu’il veut… négocier. Et s’il voulait vraiment rouvrir cette porte que le Conseil fédéral a claquée au nez de nos voisins, il y a deux ans?
Je vois un élément qui plaide pour cette théorie du réchauffement. Ignazio Cassis est intéressé par le processus de Communauté politique européenne, vous savez, cette CPE qui se réunira à nouveau le 1er juin en Moldavie. Elle regroupe 44 pays au total, à savoir les 27 pays membres de l’UE et, grosso modo, tous leurs partenaires du continent, dont la Suisse. À Berne, cela donne des idées. Pourquoi ne pas s’engouffrer dans cette brèche? Tiens, tiens, la veille, le 31 mai, l’ambassade de France participera à Berne un débat organisé par Foraus sur le thème «Communauté politique européenne et diplomatie helvétique dans la nouvelle géopolitique européenne: quels enjeux pour la Suisse?». Avec l’ancienne eurodéputée française Sylvie Goulard et l’ancienne ministre autrichienne Ursula Plassnik. Je ne peux pas croire au pur hasard.
Ignazio Cassis passe donc à l’offensive?
À condition de savoir de quoi on parle et de ne pas chercher à utiliser la CPE pour noyer le poisson bilatéral! Ceux qui, en Suisse, pensent que cette communauté politique européenne aux contours flous peut être une porte de sortie devrait se pencher plus sérieusement sur son contenu, sa raison d’être, ce qu’elle peut permettre d’obtenir. La Suisse, assise à côté du Monténégro et des autres pays des Balkans: c’est bien. Mais il me semble que notre partenariat économique avec l’Union, et le fait d’être membre de l’espace Schengen, devrait nous placer à un autre niveau.
Donc, match nul. Retour à la case départ. Quid d’un possible mandat de négociation?
Le Conseil fédéral est coincé dans son no man’s land stratégique. Bruxelles nous met la pression pour avancer dans les négociations bilatérales avant 2024, mais l’UDC ne veut pas. Alors, on fait quoi? Cassis se trouve dans une position intenable. Il est attaqué de tous côtés et il n’est pas impossible, par ailleurs, qu’il cherche à quitter le DFAE après les élections d’octobre 2023. Lorgne-t-il déjà le Département de l’Intérieur, au cas où Alain Berset… Vous me suivez? La question européenne est otage du débat politique intérieur helvétique. La vérité? Entre le duel ou le tango, le gouvernement suisse n’a toujours pas choisi.