Élections turques du 14 mai
Recep Tayyip Erdogan, l'homme qui s'est construit contre l'Europe

Ce dimanche 14 mai, Recep Tayyip Erdogan sollicitera des électeurs turcs un nouveau mandat présidentiel de cinq ans. Simultanément, son parti AKP espère obtenir la majorité lors des législatives. Faut-il craindre sa victoire? Oui, et voici pourquoi, en trois points.
Publié: 10.05.2023 à 16:30 heures
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Dernière mise à jour: 14.05.2023 à 23:06 heures
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Dans toute la Turquie, la bataille électorale se joue par posters interposés. Les deux visages les plus placardés sont ceux du président sortant, Recep Tayyip Erdogan, et celui de son adversaire présidentiel, Kemal Kiliçdaroglu
Photo: DUKAS
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Richard WerlyJournaliste Blick

Attention, danger turc! Ce signal d’alarme a déjà retenti dans le passé. Il sonne en fait sans interruption depuis l’accession de Recep Tayyip Erdogan au pouvoir, d’abord comme Premier ministre de la Turquie entre 2003 et 2014, puis comme président de la République depuis cette date.

Faut-il néanmoins s’inquiéter encore plus, à quatre jours des élections présidentielles et législatives de ce dimanche 14 mai, dans ce grand pays de 85 millions d’habitants, frontalier de la Russie, de la Syrie, de la Géorgie, mais aussi de la Bulgarie et de la Grèce? La réponse est oui. Voici pourquoi, en trois points qui sont autant d'inquiétudes. Les deux prochains épisodes de notre série: «La Turquie, l’autre défi» seront consacrés au désarroi de la jeunesse turque, et au rôle décisif des détroits du Bosphore, contrôlés par Ankara.

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Erdogan fera tout pour rester au pouvoir

Pourra-t-on se fier, dimanche soir, aux résultats des urnes en Turquie? Déjà, des voix s’élèvent pour dire que non. Les experts électoraux redoutent une manipulation des suffrages de la diaspora (ce dimanche 7 mai, plus de 1,6 million d’électeurs avaient voté, sur les 3,5 millions de Turcs expatriés), et aussi la multiplication d’opérations de vote douteuses dans les provinces touchées par le séisme du 6 mars 2023. Rappelons qu'Erdogan avait emporté la présidence au premier tour en 2024 et 2018. Un second tour serait donc déjà pour lui une défaite, ouvrant à toutes les manipulations électorales possibles.

Exemple: les 44'000 morts lors du tremblement de terre du 6 février, qui a dévasté une zone de près de 20'000 km2 et touché environ 13 millions de Turcs. Ces victimes ont-elles bien été rayées des listes électorales? Quid du risque d’usurpation de leur vote? Pour cette raison, l’opposition a déjà déposé plusieurs plaintes auprès du Conseil électoral suprême du pays, et déployé des milliers d’observateurs.

Cette inquiétude est accrue par l’état de santé de Recep Tayyip Erdogan, 69 ans. Le 27 avril, le président sortant a dû interrompre un entretien télévisé en direct en raison d’un malaise attribué par son entourage à une grippe intestinale. Il est ensuite réapparu en public, mais les rumeurs d’une crise cardiaque persistent.

Or, Erdogan est bien plus qu’un chef d’État. Il est, depuis sa première victoire à la mairie d’Istanbul en 1994, à la tête d’un système qui, depuis trente ans, règne sur le pays. Depuis sa création en 2001, et son succès phénoménal aux législatives de 2002 qui le virent arracher une majorité absolue, son parti islamiste AKP (le «parti de la justice et du développement») domine l’administration, et gave de marchés publics les entreprises qui lui sont affiliées.

Conséquence: une défaite d’Erdogan signerait, pour ce système politico-économico-administratif, une fin problématique. Difficile d’imaginer l’élite pro-Erdogan abandonner ses privilèges et ses rentes sans rien tenter pour les préserver. Quitte à déstabiliser le pays.

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En cas de victoire, l’opposition pourrait vite éclater

Rien de plus angoissant, pour les voisins et les partenaires de la Turquie, qu’un aussi grand pays livré à une crise politique durable. C’est ce spectre qu’agite Recep Tayyip Erdogan, lorsqu’il dénonce à chaque meeting la coalition très hétéroclite de l’opposition, menée par son adversaire présidentiel, Kemal Kiliçdaroglu. Pour désigner ce candidat unique de 74 ans, «l’Alliance de la nation» composée de six partis a plusieurs fois failli voler en éclats.

Comment, dès lors, espérer concilier dans un même gouvernement, en cas de victoire, la droite nationaliste, la gauche radicale, le parti prokurde (troisième force politique du pays) et des formations issues du parti islamiste AKP?

Comment la presse internationale voit-elle les élections turques?

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La question de l’après-élection se pose d’autant plus que le système politique turc n’est plus un régime parlementaire. Depuis la réforme constitutionnelle turque de 2017, le président est élu au suffrage universel, et il concentre donc dans ses mains des pouvoirs qu’il pourrait, comme Erdogan, être tenté d’utiliser au profit de sa seule formation, le parti républicain du peuple. En bref: la Turquie n’est pas sûre d’être gouvernable au lendemain du 14 mai.

Les jeunes, qui représentent 25% de l’électorat, penchent à droite comme à gauche pour des formations plutôt radicales. Battre Erdogan ne fera pas non plus disparaître les deux sujets qui divisent le plus la société: la question des Kurdes (environ 15 à 20 millions de personnes, soit 25% de la population) et celle de la place de l’islam dans la société, devenue centrale durant ses deux décennies de pouvoir de l’AKP. Erdogan est craint parce qu’il se comporte comme un «sultan». Mais son autoritarisme a aussi des vertus pour ses partenaires, car la Turquie est incontournable.

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Réélu, Erdogan sera encore plus intransigeant

Malgré la forte mobilisation des électeurs de l’opposition et la colère des classes moyennes et supérieures contre le pouvoir AKP, sa réelection constituerait un feu vert pour une dérive encore plus autoritaire du président turc. Or, dans trois domaines au moins, une telle dérive présenterait de sérieux dangers pour les Européens.

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Premier domaine: le nationalisme et le risque de nouvelle escalade militaire en mer Égée, où le face-à-face entre la Turquie et la Grèce est même gravé dans le calendrier, puisque les Grecs voteront pour les législatives dimanche 21 mai.

Deuxième domaine: la gestion des flux migratoires en provenance du Moyen-Orient, que Recep Tayyip Erdogan utilise depuis la guerre en Syrie comme une arme politico-économique pour tordre le bras à l’Union européenne.

Troisième domaine, enfin: le droit de veto dont dispose la Turquie au sein de l’OTAN, l’alliance militaire occidentale qu’elle a rejoint en 1952. Jusqu'ici, Ankara a refusé de ratifier l’entrée de la Suède dans l’alliance, en raison du présumé soutien apporté par les autorités suédoises à l’opposition kurde en exil. On pense aussi aux conséquences sur le conflit ukrainien: en plus de ne pas appliquer les sanctions contre la Russie, la Turquie pourrait, sous une nouvelle présidence Erdogan, se rapprocher davantage des puissances du «sud global», au moins sur le plan rhétorique, en condamnant les exigences occidentales.

Pour mémoire, l’armée turque est l’une des plus importantes d’Europe. La base aérienne de l’OTAN à Incirlik (près de la ville d’Adana) est une position stratégique pour l’Alliance. Mais le haut commandement de l’armée a été démantelé par Erdogan à la suite de la tentative de coup d’État de juillet 2016. S’il est réélu, Erdogan poursuivra donc ses purges et imposera encore plus d’officiers acquis à sa cause islamiste et aux ingérences de la Turquie en Syrie ou en Libye.

Prochain épisode: «Génération Erdogan, le désarroi des jeunes Turcs»

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