Attention, danger américain! François Fillon n’a pas manqué de courage, mardi 2 mai, lors de son audition par la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale française sur les ingérences étrangères. L’ancien premier ministre français traîne pourtant derrière lui un lourd boulet. Ses amitiés russes sont connues. Il a maintes fois rencontré Vladimir Poutine. Il était encore, début 2022, administrateur de deux entreprises pétrolières russes, Sibur (pétrochimie) et Zarubezhneft (hydrocarbures). Autant dire que les questions des députés ont d’abord visé Moscou. Mais c’est dans une autre direction que l’ex-Premier ministre a pointé le doigt: vers les États-Unis, ce pays ami et allié qui, «la plupart du temps» cherchait à s’ingérer dans les affaires de la France.
Gare à l’extraterritorialité
Que François Fillon se lance à l’assaut de la forteresse américaine, en pleine guerre en Ukraine, peut apparaître comme une diversion. Il faut se souvenir que l’ex-Premier ministre de Nicolas Sarkozy – avec qui il est aujourd’hui fâché – a tenté en vain de se faire élire Président de la République en 2017 (20,01% des voix au premier tour) et qu’il a été condamné en appel, en mai 2022, à quatre ans de prison dont un an ferme pour avoir procuré des emplois fictifs à son épouse. Reste que ce spécialiste des questions de défense a, pendant près de trente ans, côtoyé les pouvoirs successifs en France, avant d’arriver à l’Hôtel Matignon. D’où l’importance de son rappel.
Retrouvez l’intervention de François Fillon:
«Ai-je rencontré des ingérences étrangères? Oui j’en ai rencontré. La plupart du temps, elles venaient d’un pays allié et ami qui s’appelle les États-Unis. Je ne porte pas de jugement. Je vous dis que par exemple, j’ai été écouté avec le président Sarkozy pendant cinq ans par la NSA (National Security Agency). Elle écoutait l’ensemble des membres du gouvernement français et sans doute des autres pays européens» a déploré François Fillon. Et d’accuser: «Il y a une ingérence américaine qui me pose un problème et que je considère comme la plus sérieuse quant à ses conséquences sur la vie économique de notre pays, c’est le principe d’extraterritorialité de la justice américaine, qui lui permet d’intervenir au mépris de mon point de vue du droit international, dans les affaires des entreprises européennes.»
Soumis aux questions des élus
Quelques minutes plus tard, soumis aux questions des élus, l’ancien Premier ministre a esquivé la charge contre ses affinités russes et ses mandats d’administrateur. Il s’est alors retranché derrière son droit, comme citoyen, d’exercer des activités privées. Avec, au passage, une formule bien sentie pour cet ancien député de la Sarthe, région connue pour la qualité de sa charcuterie et pour la course automobile des 24 heures du Mans (dont il est fan): «Si j’ai envie de vendre des rillettes sur la place rouge, je vendrai des rillettes sur la place rouge» a-t-il rigolé. «Ma carrière professionnelle ne regarde que moi. Je n’ai de comptes à rendre à personne sur la manière dont je la conduis, dans le respect des lois de la République. J’ai travaillé pour une entreprise qui est concernée par une enquête et c’est devenu 'François Fillon est concerné par une enquête'.»
Une commission dirigée par un député RN
L’audition de François Fillon intervenait dans le cadre de la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale «relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – Etats, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français.» Son président est le député du Rassemblement national (droite nationale populiste) Jean-Philippe Tanguy, l’un des proches adjoints de Marine Le Pen, l’ex-candidate du Front national souvent accusée d’avoir partie liée avec des intérêts financiers russes ou de l'est de l'Europe. Plusieurs anciens ministres ont été auditionnés, comme les socialistes Jean-Pierre Chevènement et Arnaud Montebourg, ou l’ancien Ambassadeur de France aux Nations unies à Genève Jean-Maurice Ripert. François Fillon était attendu sur le terrain de ses compromissions supposées avec Vladimir Poutine. Il a nié en bloc: «Je n’ai pas touché un centime de la Russie».
Plusieurs rapports ont déjà été publiés sur les ingérences étrangères à l’œuvre en France. Le Sénat a rendu public, en 2021, le rapport de sa mission d’information sur les «influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences». Ce document estimait que «le monde de la recherche et de l’enseignement supérieur français n’est désormais plus à l’abri des tentatives d’influence venant d’Etats étrangers.» Il visait en particulier la Chine, présentée «à ce jour comme l’Etat le plus en mesure de conduire une stratégie d’influence globale et systémique, de par sa puissance et sa capacité à mener des politiques de long terme. Dans le futur, elle pourrait être rejointe par d’autres pays qui déploient d’ores et déjà des politiques plus offensives, comme la Russie, la Turquie ou certains pays du golfe Persique.»
Commission spéciale du parlement européen
La question des ingérences étrangères a aussi fait l’objet d’une Commission spéciale du Parlement européen, dont un premier rapport a été rendu le 26 avril 2023. Ce document fait suite aux investigations menées à la fois sur les soupçons d’ingérence russes, chinois, mais aussi de pays comme le Qatar ou le Maroc, suite au scandale des financements occultes reçus par l’eurodéputée grecque Eva Kaili et son entourage. Il alerte: «une ingérence accrue et une manipulation de l’information sont à anticiper avant les élections européennes de 2024» et propose deux mesures: 1) Un financement adéquat pour lutter contre la désinformation et soutenir les processus démocratiques 2) L’exclusion de l’utilisation d’équipements et de logiciels provenant de fabricants de pays à haut risque. Ce rapport doit être soumis au vote durant la session plénière du 8 au 11 mai.
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Dans leurs comptes rendus préliminaires, les eurodéputés ne mentionnent pas explicitement les ingérences américaines, alors qu’en 2013, les révélations de l’ancien agent de la NSA Edward Snowden (toujours réfugié aujourd’hui en Russie, et naturalisé russe) étaient catégoriques. Selon lui, le vaste système de surveillance cybernétique américain visait notamment les institutions européennes. Plusieurs services de l’Union européenne étaient surveillés dans le cadre du programme d’espionnage américain Prism. Selon le quotidien français «L’Opinion», reprenant des informations du magazine allemand «Spiegel», les services de renseignement américains «étaient en mesure non seulement d’écouter les conversations téléphoniques, mais aussi d’accéder aux documents et aux courriels des diplomates européens, qualifiés de «cible». Les systèmes de communication de l’immeuble Justus Lipsius, qui héberge le Conseil européen à Bruxelles, étaient piégés par un système d’écoutes téléphonique et numérique. Lequel était relié au siège de l’OTAN, l’Alliance atlantique, également situé à Bruxelles.