La politique française est son rayon depuis plus d’un demi-siècle. Sous tous les angles. Des coulisses les plus secrètes aux sommets du pouvoir. Enseignant, sondeur, commentateur à la télévision, mais aussi romancier et conseiller écouté de plusieurs présidents français, Roland Cayrol, 81 ans, a la parole libre. Alors, la France est-elle dans l’impasse? Sa réponse fuse: «Non». Enfin, pour le moment…
Roland Cayrol, les manifestations du 1er Mai ont mobilisé massivement. La réforme de la retraite reste très impopulaire dans l’opinion. Emmanuel Macron manque d’alliés. Les syndicats viennent de décider une nouvelle journée d’action le 6 juin. La France est-elle le dos au mur?
Non. La sortie de crise est encore possible. Mais pour la mettre en œuvre, les acteurs du conflit doivent un peu lever le nez. Regardons les faits comme ils sont. La loi sur les retraites ne va pas être retirée. Ce mercredi 3 mai, le Conseil constitutionnel va sans doute de nouveau rejeter la proposition de Référendum d’initiative partagée. L’ultime proposition de loi destinée à revenir sur la réforme, qui sera soumise au vote des députés le 8 juin, n’a a priori aucune chance. Alors, on fait quoi? Je ne vois pas d’autre issue, pour le gouvernement comme pour les syndicats, que de se remettre autour d’une table. Macron propose de négocier un pacte sur la vie au travail. Soit. C’est dans ce sens qu’il faut avancer. La société française a déjà digéré huit réformes du système de retraites depuis que François Mitterrand, en 1981, avait ramené l’âge de départ à 60 ans. Elles ont toutes été refusées. Certaines mobilisations ont été encore plus importantes. Cette page peut être tournée.
Qui doit ouvrir la voie à la sortie de crise?
Le gouvernement. La balle est dans tous les camps, mais elle est d’abord du côté de l’Exécutif. Macron doit reconnaître qu’il s’est trompé. Il doit changer de méthode. Il pensait que les syndicats ne sont bons qu’à négocier au sein des entreprises ou dans les branches. Il ne voulait pas d’une grande conférence sociale nationale. Eh bien, c’est raté. Il va falloir passer par là. Il faut prendre les syndicats au mot, s’engager dans cette voie, leur faire confiance. Bien sûr, de nombreux obstacles demeurent. Il est évident aussi que le gouvernement, faute de majorité absolue à l’Assemblée nationale, n’a guère de marge de manœuvre. Il faut donc tout mettre sur la table: voir ce qu’on peut faire avancer avec des règlements, des décrets, sans passer par la loi. Il faut avoir le courage d’un grand chambardement démocratique et social.
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Sauf que la confiance manque, justement…
C’est vrai. Et il faudra des mois, au minimum, pour la retrouver. C’est là où Emmanuel Macron se trompe en fixant une date limite avec ses «cent jours». Il a d’ailleurs, très vite, dit que cela pourrait prendre plus de temps, jusqu’à la fin 2023. Il faut recoudre le dialogue social. Et cette couture va demander de la patience. Ce qui m’inquiète plus, c’est la défiance de l’opinion. Dans le système ultra-présidentiel français, le président est responsable de tous les maux. Il n’est jamais crédité de quoi que ce soit. Le destin d’Emmanuel Macron est de plafonner désormais à 20-30% d’opinions favorables, comme Sarkozy et Hollande avant lui. Pour beaucoup de Français, c’est fini. Il est fautif.
Cette réforme des retraites peut-elle vraiment être «digérée»?
Je ne crois pas que les gens sont obsédés par la retraite. Leurs préoccupations immédiates, c’est leur boulot, l’inflation, les conditions de travail dans leurs entreprises… J’assume mon optimisme. Je ne crois pas à l’impasse obligée et inévitable. Les réformes des retraites, je le répète, ont toujours été «avalées». Celle-ci comporte en plus une clause de revoyure en 2027, donc à la fin du second mandat d’Emmanuel Macron. L’âge légal de départ sera alors à 63 ans puisqu’il va augmenter progressivement jusqu’en 2030. Cela pourrait devenir le point d’équilibre.
On pose la question qui fâche: et si le dialogue ne reprend pas?
Alors c’est l’impasse. Oui. On ne pourra alors plus en sortir qu’en marche arrière. Ce que, selon moi, Macron n’acceptera jamais. La question, pour les syndicats, est de savoir quoi faire de leur popularité actuelle. Ils ont marqué des points dans l’opinion. Ils engrangent de nouvelles adhésions. Pour en faire quoi? Leur intérêt n’est pas de bloquer le pays.
Vous ne pensez pas qu’une partie des Français, radicalisés, sont prêts aujourd’hui au grand blocage?
Je pense que le système politique est coincé. Il dysfonctionne en raison de deux éléments: l’impossibilité pour Macron de se représenter, ce qui affaiblit sa position de chef, et la division du pays en trois blocs. Comment parvenir à un consensus dans un pays divisé entre la gauche radicale, le centre et la droite nationale-populiste? Est-ce que ce bloc central peut survivre au départ programmé d’Emmanuel Macron? Je m’interroge aussi sur le rôle des médias. Ils entretiennent la colère. Ils sont dans l’excitation sémantique permanente. Bon, vous avez sans doute raison! On ne peut pas écarter le risque d’impasse. Même si je pense que la sortie de crise est le scénario le plus probable.
Et pendant ce temps, Marine Le Pen sort gagnante?
Pas sûr du tout. Elle est favorite aujourd’hui, d’accord. Mais il reste quatre ans avant la fin de cette présidence et c’est long, très long. Elle va devoir en plus décider ce qu’elle veut. Veut-elle se normaliser définitivement ou va-t-elle revenir aux vieux démons de l’extrême-droite, comme son discours du 1er mai au Havre semble le prouver? Mélenchon, de son côté, répète en boucle des appels à l’insurrection. L’intérêt du pays est de sortir de cette crise. Emmanuel Macron et les syndicats ont aujourd’hui l’immense responsabilité d’éviter l’impasse.
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