Il a tout connu... ou presque! Après avoir conseillé l’ancien ministre français de l’Education Jean-Michel Blanquer sur la réforme controversée du baccalauréat mise en œuvre depuis 2018, Pierre Mathiot a retrouvé ses étudiants de Sciences Po Lille, l’école dont il est directeur. Son expérience est donc à la fois celle d’un familier des cercles du pouvoir sous Emmanuel Macron, et celle d’un enseignant confronté à la radicalisation d’une partie de la jeunesse.
Dans son établissement, plusieurs tentatives d’occupation ont eu lieu par des opposants à la réforme des retraites. Pierre Mathiot est aussi un observateur très affûté du nord de la France, où le Rassemblement national de Marine Le Pen et la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon sont très solidement implantés. Entretien décapant.
Vous avez eu quelques difficultés, à Sciences Po Lille, à ramener le calme. La colère engendrée par la réforme des retraites a donc bien débordé dans les universités…
Oui, cette colère est là, à l’œuvre dans nos établissements. Elle est très minoritaire. Mais nous faisons face à des petits groupes très mobilisés, qui envoient des messages très violents, obsédés par la violence policière dès qu’ils voient un uniforme. Je l’avoue: c’est un peu épuisant. Nous sommes dans une incertitude permanente. A Sciences Po Lille, nous avons fini par ramener le calme. On n'a jamais lâché l’affaire, afin de protéger cette chose centrale qu’est la liberté d’étudier. Il n’y a plus de blocages. Mais il faut se battre pour préserver le droit d’enseigner.
Vu de l’étranger, on a l’impression que les révoltes étudiantes sont une habitude française. Rien de nouveau?
Sciences Po Lille ne représente pas la France. Ce que je peux dire, c’est qu’ici, une immense majorité des élèves sont opposés à cette réforme et au report de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans. Ça, c’est incontestable. Il y a ensuite des divergences entre élèves sur la façon de s’opposer, et sur les conséquences de cette crise. Pour une cinquantaine d’étudiants très radicaux, parmi lesquelles de nombreuses filles, il faut tout bloquer. Ne me demande pas pourquoi, parce que je ne comprends pas toujours leurs revendications. C’est un mouvement sans leaders, sans porte-parole. On nous traite de «fasciste» dès que nous nous opposons à leur volonté ou que nous défendons la liberté d’enseigner et d’apprendre. Cette poignée d’étudiants est dominée par l’ultragauche. Et pour eux, l’opposition à la réforme des retraites recouvre d’autres combats. Sur l’égalité de genres, sur le climat… Ça ressemble à un collectif invisible. Ils dénoncent. Ils stigmatisent. Cela me fait penser à une version revisitée du maoïsme des années soixante en France. La détestation de la police est tripale. Il y a chez ces jeunes une fascination pour le désordre et la «bordelisation».
J’y reviens: abcès de fixation, colère récurrente ou crise démocratique?
Je le disais il y a deux ans dans une précédente interview: Emmanuel Macron paie cher le fait d’avoir joué la carte Le Pen. Il mise quelque part sur le chaos, sur l’absence d’alternative, sur l’usure, sur la lassitude, sur la fatigue, et sur le refus d’une majorité d’électeurs français de voir le Rassemblement national accéder au pouvoir. Le problème? Cette stratégie est en train de tout délégitimer. Les mouvements radicaux les plus «ultra» se trouvent renforcés par rapport aux syndicats. Tout ce qui représente une culture de gouvernement est contesté. Emmanuel Macron est confronté à un mur de haine. Croire que la fin de la mobilisation sociale signifie la fin de la défiance et de la contestation serait une énorme erreur. La réforme des retraites n’est pas acceptée, c’est un fait. La radicalisation, la montée des tensions, la culture de l’affrontement violent s’installent. C’est là que commence la crise démocratique.
Jusqu’où ira la crise démocratique? Personne ne l’a-t-il vu venir?
Très franchement, je suis, comme beaucoup d’universitaires, dans un état d’incompréhension. Incompréhension de la stratégie suivie par Emmanuel Macron. Incompréhension de la radicalisation qui gagne du terrain en France. Incompréhension devant l’absence apparente de sortie de crise. En 1968-1969, le Général de Gaulle est bousculé. Il se sait rejeté par une partie du pays. Et il prend deux risques: la dissolution de l’Assemblée nationale en 1968 (qui se solde par une majorité écrasante de députés gaullistes) puis le référendum de 1969 (qu’il perdra, entraînant sa démission). Macron aujourd’hui ne prend pas de risque, sauf celui d’aller «au contact» et d’entendre le vacarme des casseroles. Il y a un côté bras d’honneur adressé à tous ses opposants. Or, la France ne s’en sortira pas à coups de bras d’honneur! Je cours des marathons. Nous connaissons tous le mur des trente kilomètres. Macron est dans cette situation. Il a le souffle coupé. Au sein des cercles du pouvoir actuel, l’arrogance a pris le pas sur l’excellence. Ça devient violent.
Et à la fin, c’est Marine le Pen qui gagne?
N’allons pas trop vite. On annonce sans cesse le décollage de la fusée Le Pen, et elle retombe à chaque présidentielle. Elle peut encore se planter. Ce qui m’inquiète, c’est que Macron est en train de délégitimer, au-delà de sa propre personne, toute offre politique modérée. Il entraîne dans sa chute tous ceux qui tiennent un discours du possible, comme l’ancien Premier ministre Édouard Philippe, le président de la région Nord Xavier Bertrand… Il fait le jeu des alternatives les plus radicales, à gauche comme à droite. J’ajoute qu’au fil de la contestation de la réforme des retraites, les difficultés augmentent pour la France sur la scène internationale. Le chef de l'État ne veut pas y croire, mais son affaiblissement interne est générateur de faiblesses vis-à-vis de ses partenaires étrangers. Là aussi, croire qu’il pourra retrouver une crédibilité domestique en se faisant le chantre de la souveraineté européenne est illusoire. L’une des chances de Marine Le Pen est que le camp macroniste est rincé, lessivé, crevé. Ils ne sont plus bons. Les courtisans dominent. La dynamique est cassée.