Voici donc un président français accusé aujourd’hui de suivre «au mieux», une «politique digne du Premier ministre Viktor Orbán» et d’amener son pays «à rejoindre le camp des démocraties «illibérales». Je tire ces mots d’une tribune trempée dans le meilleur vitriol intellectuel, signée ces jours-ci dans «Le Temps», par l’excellent professeur d’anthropologie et de sociologie du Graduate Institute Jean-François Bayard, avec lequel j’ai souvent débattu.
Une lecture recommandée
Sa charge, dont je vous recommande la lecture, est à la fois féroce et argumentée. Le procès d’Emmanuel Macron dressé par l’universitaire français est sans appel. Le locataire de l’Élysée est accusé, ni plus ni moins, d’inoculer au pays ce «poison français» qu’est le «réformisme étatique et antidémocratique». La pente vers l’illibéralisme est dès lors toute tracée. Macron-Orban, même combat. L’accusation a aussitôt fait florès sur les réseaux sociaux. La condamnation est sans appel.
Quel réquisitoire! Il est ciselé, truffé de références intellectuelles solides et accablantes pour l’accusé, deux fois élu chef de l’État. Un travail d’orfèvre pour exécuter ce président qui rêve de demeurer ce «maître des horloges» souvent galvaudé par les médias.
Impossible, en revanche, pour qui observe la France, de ne pas réagir. Car ce brillant réquisitoire est très contestable.
Contestable, car il ne prend pas en compte le délitement et les fractures d’une société française de plus en plus accoutumée, de façon très problématique, à la violence dans la sphère publique et exposée aux agissements de groupes radicalisés.
Contestable, car il évacue sous le terme «néolibéral» la volonté d’Emmanuel Macron, politiquement défendable et soutenue encore par un quart de ses concitoyens, de redonner à la France sa place de pays à la fois producteur et attractif pour les entreprises étrangères.
Contestable, car il ne regarde l’indicateur des libertés qu’à l’aune de l’accroissement en effet inquiétant des mesures répressives, sans ouvrir les yeux sur les dérives des manifestations.
Contestable, car il ne dénonce pas les excès du dangereux climat d’hystérie ambiant, attesté par les poubelles incendiées, les façades des banques attaquées, et les kiosques à journaux brûlés.
Contestable, car l’état des libertés en France est heureusement encore défendu par l’indépendance de la justice, la capacité des partenaires sociaux à se faire entendre et la capacité, pour chaque citoyen, de défendre pacifiquement son opinion sans subir des pressions, voire être inquiété. Tout expliquer par les abus présumés du pouvoir exécutif ne fait qu’accroître la centralisation présidentielle extrême qui fait tant de mal au débat politique hexagonal.
Emmanuel Macron est seul
Entendons-nous. Emmanuel Macron est seul. Sa méthode de gouvernement est critiquable. Sa façon de traiter les syndicats jusqu’à présent est plus que contre-productive. La qualité de son entourage et ses ministres, l’obsession collective du buzz, ses provocations, sa centralisation à l’excès des décisions, ses écarts de langage… Tout cela fait que ce président quadragénaire s’est lui-même transformé en cible idéale. Soit. A Blick, nous avons régulièrement pointé son lot d’incohérences, d’erreurs de fonctionnement et de dérives problématiques.
Mais présenter Macron comme un ennemi des libertés publiques est caricatural. Peut-on voir en lui un émule de l’homme fort de Budapest entouré d’oligarques à sa solde, retranché derrière ses refrains nationalistes les plus égoïstes, et convaincu que l’Union européenne n’est qu’une cash machine dont Poutine ne fera qu’une bouchée? Non. Un président français doit pouvoir, en 2023, s’affirmer libéral (c’est-à-dire convaincu que l’économie de marché a besoin de liberté pour prospérer et que l’État n’est pas toujours la solution) et proeuropéen. Prétendre qu’il est sur la pente illibérale, sans admettre qu’il est aussi détesté parce qu’il pose de vraies bonnes questions sur le rapport au travail, sur la liberté d’entreprendre, sur la nécessité de revoir certains statuts qui paralysent le fonctionnement de l’administration, est une manière d’esquiver le débat sur l’état réel de la France et sur les responsabilités des Français eux-mêmes, empêtrés dans leurs contradictions.
Je le répète: Emmanuel Macron n’est pas Viktor Orbán. Il n’est pas non plus Bonaparte. Il est le président d’une France qui, spectatrice de son déclassement engendré par des décennies de politiques publiques contestables et contradictoires, préfère guillotiner verbalement son chef plutôt que de s’interroger sur ce qui lui manque le plus pour préserver ses libertés, son modèle et sa raison d’être: la confiance collective. Et ce que certains pays, comma la Suisse, érigent en valeur cardinale: le goût du compromis, plutôt que celui d’une permanente incantation.