Bruno Le Maire est un mystère français. Je l’avoue d’emblée: je n’ai pas encore lu son dernier roman «Fugue Américaine» publié par le prestigieux éditeur Gallimard, où le ministre des Finances a depuis des années son rond de serviette éditorial. Je ne voulais d’ailleurs pas, pour cette raison, écrire sur la prouesse romanesque, ou non, de celui qui supervise les comptes publics de la France depuis son ralliement à Emmanuel Macron en mai 2017, après avoir tenté, en vain, d’être le candidat de la droite à l’élection présidentielle.
Il y a une «affaire» Le Maire
Mais il faut se rendre à l’évidence. Il y a maintenant une «affaire» Le Maire. Pas une affaire scandaleuse. Juste une interrogation besogneuse. Ce ministre intello, brillant, pianiste accompli, auteur de deux romans et de cinq livres depuis six ans, est-il un génie à ranger au Panthéon républicain des écrivains capables, aussi, de servir à plein temps l’intérêt de la nation? Ou bien est-il un dilettante doté d’un immense talent, que la politique ennuie bien plus qu’il ne le dit?
«L’affaire Le Maire» est surtout révélatrice d’un certain climat politique français, où gouverner n’est au fond plus l’essentiel. Exister est, pour les personnalités politiques, bien plus important. On l’a vu, de façon caricaturale, avec la secrétaire d’État chargée de l’économie solidaire Marlène Schiappa, redevenue une «tête de gondole» publique grâce à son entretien accordé à «Playboy». On le mesure à l’avalanche de tweets et de prises de position des ministres qui, tous relégués au second plan par l’omniprésent Emmanuel Macron, veulent attirer sur eux les projecteurs médiatiques.
Le grand spectacle politique français
Bruno Le Maire, 54 ans, est un acteur de ce spectacle politique à la française, où gérer ne suffit pas, et où se taire pour se consacrer pleinement à sa tâche est un péché impardonnable. Mais pour ce surdoué des lettres, diplômé de cette Mecque intellectuelle qu’est l’École normale supérieure (au seuil de laquelle Macron a, lui, échoué deux fois) et de la défunte École Nationale d'Administration, tout est différent. Le Maire vise un prix littéraire. Peut-être, demain, l’Académie française où le seul président français à siéger depuis 1945 fut Valéry Giscard d'Estaing, élu en 2003 au fauteuil du président écrivain sénégalais Léopold Sédar Senghor.
L’histoire, au fond, ne se réduit pas à son roman, et encore moins à la page érotique distillée sur les réseaux sociaux où l’on peut lire entre autres cette phrase: «Elle me tournait le dos; elle se jetait sur le lit; elle me montrait le renflement brun de son anus et me disait 'Tu viens Oskar: je suis dilatée comme jamais… » Va, évidemment, pour la liberté d’expression et le droit d’un auteur à jouir de ses propres mots!
Un ministre préoccupé par sa passion littéraire
Mais quid du reste? De l’impression que cela donne aux Français d’un ministre plus préoccupé par sa passion littéraire que par le besoin de baisser la dette publique d’environ 3000 milliards d’euros, alors que Bruno Le Maire dit sans cesse «gérer le pays à l’euro près». Des rires que de tels écrits arrachent à coup sûr parmi les ministres des Finances de l’Union européenne, et de ses interlocuteurs en général. Faut-il rappeler que lorsqu’il briguait la candidature de la droite à la présidentielle à l’automne 2016 (il termina cinquième avec 2% des voix, loin derrière le candidat désigné François Fillon), l’actuel grand argentier français jurait «qu’il ne négocierait pas avec les syndicats» et qu’il «ferait passer ses réformes par ordonnances» (donc sans vote)? Sans doute faut-il regarder la France avec la distance due aux correspondants étrangers pour poser la question: alors que le pays est en guerre sociale depuis six mois pour le seul report de l’âge de la retraite à 64 ans contre 62 ans, la méthode Le Maire, et son flair politique, peuvent-ils être vraiment pris au sérieux?
Je n’ai pas lu, je le répète, «Fugue Américaine». C’est peut-être un très bon roman. Sauf qu’être ministre des Finances n’est pas une mission comme les autres dans un pays qui, depuis 1974, n’a pas présenté un seul budget annuel à l’équilibre? Bien sûr, la crise des «gilets jaunes» – 17 milliards d’euros d’aides diverses injectés pour calmer le pays – a fait, durant l’hiver 2018-2019, déraillé le premier quinquennat Macron. Bien sûr, la pandémie de Covid-19 est passée par là. Bien sûr, le «quoiqu’il en coûte» – 270 milliards d’euros injectés à nouveau dans l’économie – a amorti le choc sanitaire et social.
Mais franchement, qui n’a pas envie de poser la question de l’emploi du temps du gardien des comptes publics? Imagine-t-on un ministre allemand des Finances affairé à écrire un roman à clefs dans cette période de turbulences maximales sur fond de guerre en Ukraine? Y avait-il une urgence éditoriale à publier cette «Fugue américaine», alors que la bataille sociale des retraites paralyse le pays? Et comment éviter, demain, que d’autres ministres prennent la plume pour raconter aussi leurs histoires, même avec moins de talent?
Un mot qui signifie la fuite
La «fugue» est un mot qui signifie la fuite. Sans prévenir. Loin des siens. Parfois pour une mauvaise cause, ou à la suite d’une aventure passionnelle. Tout est dit dans le titre. Bruno Le Maire, même s’il jure «faire le job» de ministre et garder un œil vigilant sur les additions budgétaires qui recommencent à s’empiler pour lâcher du lest aux syndicats, se verrait bien fuguer lui aussi. Qu’il se rassure: les Français ne s’y opposeront sans doute pas. Ils ont juste besoin d’un ministre à plein temps.
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