Vladimir Poutine aura été le plus fort. Pas seulement lui. Mais à travers lui, tout ce que la Russie compte d’espions formés à l’école du KGB, le redoutable service de renseignement et de contre-espionnage de l’Union Soviétique.
C’est cette leçon que raconte Robert Baer, lui-même ancien agent de la CIA (Central Intelligence Agency) américaine, dans «Le quatrième homme» (Ed. Saint-Simon). Sa thèse, démontrée à force de témoignages et d’informations confidentielles, voire classées défense depuis des années, a de quoi faire trembler les capitales occidentales à l’heure de la guerre en Ukraine.
Pour Robert Baer, la CIA a perdu, dans les années 1990 et 2000, la bataille qu’elle menait contre le KGB, puis l’actuel FSB qui lui a succédé. Les maîtres espions américains ont cru, alors, que le service de renseignement russe disparaîtrait avec l’ex-URSS. Erreur fatale. C’est le contraire qui s’est passé. Le KGB a servi de matrice à Vladimir Poutine et aux siens pour prendre le contrôle du pays dont ils étaient auparavant les yeux et les oreilles.
Il faut lire «Le quatrième homme»
Il faut absolument lire «Le quatrième homme» pour comprendre combien l’histoire officielle n’est que la partie émergée de ce que l’on sait de l’écroulement de l’Union Soviétique et de l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine et de son clan, à partir de la nomination de celui-ci comme Premier ministre par Boris Eltsine en août 1999, à la surprise générale.
Pour Robert Baer, cette nomination ne fait que concrétiser une victoire sans partage du KGB sur l’occident capitaliste et sur les États-Unis en particulier. Une victoire acquise en partie grâce à l’impensable: l’existence, au sommet de la CIA pendant toute la décennie 1990, d’un maître espion américain aux ordres de Moscou.
En 1994, l’étendue de l’infiltration russe de la CIA apparaît au grand jour avec l’arrestation d’Aldrich Ames, un haut responsable de l’agence qui travaillait pour l’URSS, puis la Russie. Peu après, deux autres agents américains, eux aussi à la solde du KGB, sont arrêtés et mis hors d’état de nuire. Mais un dernier agent double n’a jamais été interpellé. Ce dernier est le «quatrième homme». Il faisait partie des directeurs de la CIA à Langley, son siège en Virginie, à côté de Washington. Robert Baer lâche un nom: Paul Redmond. C’est à lui que Vladimir Poutine doit, selon l’auteur, une partie de son ascension vers le pouvoir suprême.
Qui est vraiment Paul Redmond?
Paul Redmond est toujours vivant. Il nie avec vigueur être ce «quatrième homme» contre lequel la CIA et le FBI menèrent une traque interne d’une dizaine d’années confiée à trois femmes, toutes expertes pour débusquer les «taupes».
Le livre de Robert Baer a fait scandale au sein de la CIA. Il a donné des cauchemars à de nombreux agents. Il porte en lui les taches de sang de tous les espions russe que l’agent américain de Moscou est soupçonné d’avoir «donné» pendant une décennie au FSB, qui les a ensuite fait exécuter.
Alors, que penser de ce livre? Le récit minutieux de cette enquête du contre-espionnage américain qui n’a débouché sur aucune arrestation est-il une compilation de fantasmes, de doutes et d’indices certes concordants mais sans preuves incontournables?
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Qu’importe au fond, car le «Quatrième homme» nous donne surtout à lire une autre histoire: celle de l’aveuglement de la CIA. Lorsque l’URSS se décompose, dans les années 1990, le service de renseignement américain est persuadé que les agents russes vont se ramasser à la pelle. Washington pense que le KGB va se disloquer, et que ses agents viendront mendier leurs salaires aux États-Unis. Erreur sur toute la ligne. Le KGB était composé, selon Robert Baer, «des meilleurs espions au monde». C’est une secte. Un monde à part. Et cette secte va prendre le pouvoir au Kremlin au nez et à la barbe des Américains.
L’enseignement de ce livre est géopolitique. Il est dommage que son écriture, à la fois minutieuse et trop fouillée, déroute parfois le lecteur, amené à plonger dans les arcanes de la CIA, presque bureau par bureau. Logique. Robert Baer veut prouver qu’il a tout fait pour obtenir les informations sur son «Quatrième homme». Il nous donne presque les codes des coffres-forts. Il nous abreuve de noms d’espions, de fonctions, de biographies qui nous font perdre le fil du récit.
Pas grave. Tout tient dans la définition mise en exergue au début du dernier chapitre: «À l’aveuglette: agir et avancer sans l’aide d’une carte». C’est ce qui s’est passé. La CIA a cru que sa carte, concoctée à Langley à force d’observations par satellites et de rapports pleins de chiffres, lui permettait de comprendre le KGB et la Russie post-URSS. Mais cette carte-là était aveugle. Le KGB avait, à chaque fois, une longueur d’avance. La toute puissance américaine était défiée de l’intérieur.
Les accidents de l’histoire ont toujours des raisons enfouies
Le grand mérite de cet ouvrage est de nous redire une évidence: les supposés accidents de l’histoire ont toujours des raisons enfouies, secrètement ou pas. On pense bien sûr au conflit en Ukraine, et à la folie impérialiste de Vladimir Poutine.
Voilà pourquoi le maître du Kremlin a cru qu’il pourrait s’emparer de Kiev: parce que dans le passé, lui et ses amis du KGB avaient triomphé de l’Amérique. Sauf que cette fois, la machine russe a déraillé. C’est à Moscou que le renseignement a fait défaut. C’est la Russie de Vladimir Poutine qui a agi, lors du déclenchement de la guerre le 24 février 2022, en puissance aveugle.
Et si «le quatrième homme» était en fait, aujourd’hui, un agent double russe dans un bureau du Kremlin? Et si la CIA, qui a alerté à l’avance sur l’invasion russe, avait refermé la parenthèse de ses échecs passés? Et si Vladimir Poutine avait un traître à ses côtés, au cœur même de son pouvoir et de son clan, issue de l’ex-KGB?
À lire: «Le quatrième homme», de Robert Baer (Ed. Saint-Simon)