Ils ont trahi. Ils ont parfois tué leurs amis les plus proches. Certains ont même fait disparaître les familles de ces derniers, pour que leur traîtrise se déroule sans témoins. Ils sont des traîtres. Ils mentent. Ils trompent. Ils éliminent ceux qui croyaient en eux. Ils n’ont pas de paroles. Ils ne croient qu’en leur destin.
Mais l’histoire l’a montré: depuis l’Antiquité, ces traîtres-là sont les maîtres du monde. Rien ne leur résiste. Telle est la leçon du livre collectif que leur consacrent les historiens Franck Favier et Vincent Haegele sous le titre: «Traîtres. Nouvelle histoire de l’infamie» (Ed. Passés Composés).
Des traîtres inconnus
Ces traîtres qui ont fait l’histoire ne sont pas tous connus. Il y a ceux qui, comme le repenti mafieux italien Tomaso Buscetta (décédé en avril 2000), ont fait l’objet d’un film. Il y a ceux qui n’existent pas, sauf dans l’imaginaire des romanciers, comme les héros des livres de John Le Carré, le défunt maître britannique du polar d’espionnage.
Et puis il y a ceux qui ont transformé le monde, laissant derrière eux une trace sulfureuse, voire un nom synonyme du pire. C’est le cas, par exemple, du Norvégien Vidkun Quisling, mort fusillé le 24 octobre 1945. Quisling, ou l’archétype du Traître qui pactise avec le «diable» Hitler à l’approche de la Seconde guerre mondiale.
En France, l’émule de Quisling fut Pierre Laval, fusillé le 15 octobre 1945, dix jours plus tôt que le pro-Nazi Norvégien. Chaque pays européen, durant cette période, eut son lot de traîtres. Ils prirent alors fait et cause pour le Troisième Reich et ses horreurs. On connaît la suite… Politique et traîtrise ont toujours fait bon ménage. Combien de fois les partisans de Donald Trump, par exemple, ont-ils accusé leurs adversaires d’avoir «trahi» le peuple américain?
Pourquoi la traîtrise fascine
Qu’est-ce qu’un traître? Et pourquoi nous fascinent-ils autant? Les auteurs de ce livre commencent par quelques rappels éprouvants. La traîtrise, écrivent-ils «était un crime considéré comme l’un des pires tout au long de l’ancien régime, car profanant la nature même de l’homme».
Explication: «Dans l’ordre fondamental des sociétés monothéistes, Dieu a doté l’homme de la parole. À ce titre, parler veut dire avoir le pouvoir de signifier les choses et d’exercer un pouvoir sur ces choses. Donner sa parole consiste donc à user d’un pouvoir que Dieu, dans sa miséricorde, a choisi de vous confier». Trahir son prochain, c’est trahir Dieu. Même si les intéressés voient les faits autrement.
«La trahison est une question de dates» répétait Talleyrand, le fameux diplomate français qui fut un temps évêque avant de servir successivement la Révolution, Napoléon 1er, puis les Rois de France qui lui succédèrent. Ce qui fait dire à l’Empereur à son sujet: «Vous n’êtes que de la merde dans un bas de soie.»
Le premier traître? Judas
Les plus grands traîtres de l’histoire? Il y a bien sûr l’apôtre Judas, qui trahit Jésus et le conduit au supplice, puis à la mort. Il y a les traîtres qui scandent l’histoire des familles royales, comme le raconte Didier Le Fur, l’un des contributeurs du livre. Avec, au passage, ce rappel cinglant qui vaut pour tous les traîtres, quelle que soit l’époque: «Il est un fait certain, ces rebelles n’ont pas le droit de perdre». Parce que si leur traîtrise échoue, leur camp sera irrémédiablement celui des vaincus, mettant en péril leurs familles et leurs biens: «Trahir engendre un déséquilibre peut-on lire. Déséquilibre politique, moral, affectif.»
La trahison est-elle un art? C’est ce que croyait sans doute Talleyrand, à qui la République de Genève doit son rattachement à la Suisse lors du Congrès de Vienne, en 1815. Il faut savoir dissimuler, masquer, tromper… et se tirer d’affaire lorsque surviennent la faute, la dénonciation, l’enquête ou les poursuites.
L’une des histoires passionnantes racontées dans l’ouvrage (je l’ai pour ma part découverte au fil des pages) est celle de Benedict Arnold, le «traître de l’indépendance américaine». Après avoir été l’un des héros des troupes américaines sur le champ de bataille, voici cet officier jeté dans les bras de l’armée coloniale anglaise par le dépit et l’absence de promotion. Il s’était vu, aussi, reprocher des conflits d’intérêts entre ses responsabilités publiques et sa vie privée. C’est une constante en matière de traîtrise. Le traître a souvent quelque chose à cacher. Ou bien une frustration à assouvir. On ne naît pas traître. On le devient.
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Restons sur le continent américain. Voici un traître très populaire. Et pourtant, il a trahi en format XXL. Ce traître, c’est le marquis de La Fayette, qui ralliera les révolutionnaires français contre sa caste d’aristocrates. Or voilà qu’en pleine tourmente de 1792, alors que la terreur s’abat sur la France, La Fayette devient le «traître majuscule».
Une commission d’enquête est formée. On l’accuse d’être, en fait, encore un royaliste. «Traître La Fayette? Mais à quoi? À qui? Il n’avait pas trahi ses serments, au contraire, il les avait respectés, se dressant avec courage contre tous ceux qui trahissaient la constitution de 1791», explique Patrice Gueniffey.
Et de conclure: «Il n’est pas facile de nommer les traîtres en temps de révolution. La plupart des acteurs de cette époque n’ont-ils pas été accusés de 'trahison' à un moment ou à un autre, au gré des luttes de faction et de l’obsession des complots?»
Trahir est un crime commode pour ceux qui vous accusent. Cela est possible sans preuves. Les grandes purges communistes, dans l’ex-URSS de Staline ou en Chine sous Mao, l’ont été pour éliminer les présumés traîtres. C’est le propre de ce crime. Il sert les ambitions du traître lui-même, mais aussi de tous ceux qui cherchent à se frayer un chemin vers le pouvoir. Dis-moi qui tu es accusé d’avoir trahi, et je te dirai qui tu es? Cette maxime-là aurait pu figurer en ouverture de cet essai dont le contenu, passionnant, ne trahit pas la confiance du lecteur.
À lire: «Traîtres. Nouvelle histoire de l’infamie», dirigé par Franck Favier et Vincent Haegele (Ed. Passés Composés)