Le neuropsychologue Thomas Elbert, spécialiste des traumatismes dans les zones de guerre, semble secoué. Le massacre de Boutcha l’a profondément choqué — bien qu’il sache pertinemment que des atrocités similaires sont perpétrées dans d'autres guerres qui ont lieu en ce moment, ailleurs dans le monde.
Un massacre de civils a eu lieu dans la ville de Boutcha, en Ukraine, par des soldats russes. Comment des hommes peuvent-ils être capables de telles atrocités?
Thomas Elbert: Pour bien faire la guerre, il faut forcément apprendre aux gens à tuer l’ennemi, d’une manière ou d’une autre. Un seuil d’inhibition naturel, que nous avons développé en tant qu’enfant, nous en empêche toutefois. Et nous ne voulons en aucun cas le franchir. J'ai parlé avec des soldats de quatre continents dans le cadre de mes recherche. Seule la moitié d'entre eux sont prêts à tirer si on leur en donne l’ordre.
Pourquoi le font-ils quand même?
Les soldats répondent tous la même chose: tuer quelqu'un n'est vraiment difficile que la première fois. Après cet évènement, beaucoup sont malades, vomissent ou ne peuvent pas dormir pendant plusieurs jours. Mais après quatre ou cinq fois, ils commencent à s’y habituer, que ce soit un soldat russe ou un combattant de l’État islamique. Le seuil d’inhibition s’adapte à cette nouvelle situation et c’est précisément ce qui est effrayant: le fait que la morale puisse être balayée d’un coup et qu’il n’y ait plus aucune limite.
Le sentiment de culpabilité disparaît-il à un moment donné ou le soldat apprend-il simplement à l’ignorer?
Au sein des troupes, on s’entraîne à les éliminer mutuellement. Mais ce qui est important, c’est que les soldats ne perdent pas leur empathie, même les Russes. La guerre leur apprend à ne plus rien ressentir pour l’ennemi. Ils ne se mettent plus à sa place et le dévalorisent totalement.
Une dévalorisation qui passe par la propagande?
Exactement. Tout le monde le sait: on ne peut pas faire la guerre sans propagande. Que ce soit les nazis, les Américains ou maintenant les Russes. Si je veux envoyer un jeune au front et lui faire faire des choses terribles, je dois lui mentir pour briser sa morale et le changer. Si nous voyons l’ennemi comme un cafard, un diable ou un prédateur, nous ne le percevons plus comme un être humain à notre égal.
À Boutcha, les civils n’ont pas seulement été tués, mais aussi torturés et violés. Comment expliquez-vous cela?
De telles atrocités se produisent dans toutes les guerres. Les soldats peuvent développer une fascination pour le meurtre parce qu’un système de récompense se met en place dans le cerveau. Nous appelons cela l’agression «appétitive» (ndlr: de l’anglais «appetitive aggression»), qui n’a plus rien à voir avec l’autodéfense. Du point de vue de l’évolution, ce système de récompense nous a amenés à chasser des animaux et à nous approvisionner en nourriture. Ce type d’agression peut aller jusqu’au point où on ne ressent plus la peur et on éprouve un sentiment de plaisir à aller au combat. Le chasseur en nous est alors réveillé. Et c'est ce qui fait l'étoffe des «bons» combattants. Ce désir de violence a beaucoup plus d’occasions de s’exprimer dans un contexte de guerre.
Où s’arrête ce désir de violence?
Il ne s’arrête pas. La moitié des combattants que nous avons interrogés ont dit qu’à partir d’un certain point, tuer l’ennemi ne leur suffit plus. Ils ont besoin qu’il crie et qu’il saigne.
Nous qualifions les criminels de guerre russes de monstres. La guerre peut-elle aussi transformer des personnes lambda en monstres?
Assurément. La soif de sang est profondément ancrée dans l’être humain. Tous ceux qui apprécient de regarder un match de football de temps en temps, moi y compris, ressentent une forme atténuée de cette agressivité appétitive. Le football est un affrontement plutôt stérile en termes de violence puisque 22 adultes courent après un ballon. On prend du plaisir euphorique à regarder un match comme s'il s'agissait d'une lutte ou d'un combat. Bien sûr, il y a des règles claires dans le sport, les choses se passent de manière équitable et la confrontation sportive est amusante. Mais le mécanisme est le même. Ce n’est pas pour rien que les hooligans dépassent plus facilement leurs inhibitions pour frapper leurs ennemis.
La guerre déplace-t-elle aussi notre seuil d’inhibition, même si nous n’en sommes que témoins?
Le risque est grand, en tant que spectateur, de tomber dans cette fascination pour la violence. Même si cela ne concerne qu’un nombre relativement faible de personnes. Nous le constatons nous-mêmes: il est alors extrêmement difficile, voire impossible, de garder la tête froide et de ne pas ressentir l’ombre d’une satisfaction en apprenant que les soldats russes se font repousser. Cela fait appel à notre système de récompense au même titre qu'un bon repas ou que le plaisir sexuel. Les hommes sont plus sensibles à cette violence appétitive que les femmes.
Dans quelle mesure?
Cette activité du système de récompense semble être favorisée par la testostérone. Bien sûr, elle se déclenche aussi chez les femmes, mais de manière moins extrême. Le fait que, de manière générale, les femmes soient moins nombreuses à vibrer dans les stades de football est lié, au-delà de la question culturelle, à une histoire de biologie.
Peut-on retrouver son ancien «soi» après la guerre?
Non. Une fois que l’on a éprouvé ce désir de tuer, il ne vous quitte pas. Si j’ai mangé une fois un excellent foie gras, l’envie ne me quittera pas. Je peux me refréner en me disant que je ne veux pas participer à cela pour des raisons morales, parce que ces animaux sont gavés et torturés, mais je vais devoir volontairement poser une limite à mes envies.
Comment les vétérans gèrent-ils cette situation?
Pour eux, il est très difficile de réintégrer la société civile. Au sein de la troupe, on est félicité pour avoir réussi à tuer l'ennemi, mais de retour au foyer, il est impossible d'en parler sans être condamné avec vigueur. Il faut donc apprendre à vivre cette forme de violence d’une autre manière, par exemple en faisant du sport ou en jouant à des jeux vidéo. Il faut toutefois prendre garde à s’éloigner au maximum d’un environnement physiquement violent, sinon on y replonge en un rien de temps. Une fois que l’on a appris le métier de la guerre, on l’a appris pour toujours.
Y a-t-il des exceptions dans lesquelles l’agressivité appétitive n’est pas présente?
Elles sont rares mais elles existent, par exemple en Suisse! Vous avez réussi pendant longtemps à vous tenir à l’écart des actes de guerre. C’est admirable. Il y a également quelque chose qui me dépasse et qui va à l’encontre de ma conception de l’être humain, que j’étudie depuis si longtemps: je ne comprends pas que vous ne vous soyez pas encore écharpés alors que vous avez quatre régions linguistiques.
(Adaptation par Louise Maksimovic)